La ville, nouveau champ de bataille

8 Nov 2013

Doctorante en géographie, chercheuse à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM) et auteur du blog « Géographie de la ville en guerre », Bénédicte Tratnjek décrypte les relations complexes entre l’espace urbain et les conflits armés. D’après elle, si demain on fera toujours la guerre en ville, les champs de bataille traditionnels ne vont pas pour autant disparaître.

 

Vue de Grbavica, un quartier de Sarajevo, quatre mois après les accords de Dayton (1995) qui mirent un terme à la guerre en Bosnie.
© US Gov Military / Wikimedia

Vous dites que les attentats du 11 septembre 2001 marquent une rupture dans l’histoire des conflits urbains. Pour quelle raison ?

Plus qu’une rupture, les attentats contre le World Trade Center de New York ont surtout créé un nouvel imaginaire de la guerre en ville. Jusqu’à cette date, on avait l’impression que la guerre se faisait encore sur un « champ de bataille » au sens propre, c’est-à-dire à la campagne, en dehors de la ville. Une vision fausse d’ailleurs, puisque les villes mises à sac, ça existait déjà dans l’Antiquité. Depuis le 11 septembre donc, on se rend compte que les conflits armés ne peuvent plus éviter de pénétrer à un moment ou à un autre en ville, à cause de l’urbanisation galopante et des frontières de plus en plus floues entre territoires urbains et ruraux. Cela va d’ailleurs à l’encontre des préceptes du grand stratège chinois Sun-Tzu qui, au VIe siècle avant J-C., invitait à « prendre » les villes de l’extérieur et non de l’intérieur… Un autre facteur essentiel pour comprendre l’urbanisation des conflits, c’est de bien mesurer que la ville est l’espace médiatique par excellence. Dans un pays en guerre, c’est le premier endroit où débarquent les journalistes. Les reportages montrant des ruines urbaines ont marqué l’imaginaire collectif, ils ont renforcé la portée symbolique et psychologique de la ville. Aujourd’hui, « prendre » une ville, surtout une capitale, c’est presque comme prendre le pays.

La ville apparaît aussi comme le terrain préférentiel des acteurs non militaires, en particulier ceux qui mènent des guérillas ?

Oui et non. En fait, tout dépend du type de groupes armés dont on parle. En Colombie, pour exister et mener leurs actions, les guerilleros ont besoin de refuges, de sanctuaires. D’autres types de guérillas ont, en revanche, besoin de la ville, qui est au coeur de leur projet politique. C’est le cas notamment à Beyrouth, où la guerre se fait entre groupes armés, dans la ville et pour la ville. Celle-ci devient alors à la fois le théâtre et l’enjeu du conflit. A Sarajevo, par exemple, les paramilitaires auraient pu tout raser. Durant trois ans, ils étaient libres de leurs actes. Mais ils se battaient pour prendre la ville, et non pour l’anéantir, donc ils ont cherché à l’abîmer le moins possible.

Peut-on distinguer différents modèles de guerre urbaine ?

Oui. Même si chaque conflit a des implications différentes, en particulier sur le plan politique, trois modèles géographiques se détachent. Le premier, c’est justement celui de Sarajevo et Beyrouth, c’est-à-dire des villes multiculturelles avant que la guerre n’éclate et que l’on cherche à uniformiser ou à atomiser par la destruction d’espaces de « vivre ensemble » comme les cafés ou les industries. Le deuxième modèle, c’est celui d’une ville comme Mitrovica au Kosovo. Avant que la guerre n’éclate, elle était déjà divisée avec des serbes du Kosovo dans le nord de la ville et des Albanais du Kosovo au sud. La guerre va alors durcir le découpage, et non pas le créer. Enfin, le troisième modèle, c’est celui d’une ville dominée par une lutte pour le pouvoir politique. La question de l’identité des habitants n’entre alors pas forcément en ligne de compte dans l’éclatement du conflit. C’est ce qui s’est passé, par exemple, à Abidjan, fin 2010 : une guerre politique entre deux candidats s’affrontant pour la présidence de la Côte d’Ivoire.

Pour l’ancien officier Jean-Louis Dufour, l’espace urbain, où se déroule déjà 80% des conflits armés dans le monde, va encore s’affirmer à l’avenir comme le champ de bataille numéro un. Partagez-vous cette analyse ? Ne va-t-on pas, au contraire, faire de plus en plus la guerre en mer, dans les airs, voire dans l’espace, pour limiter le nombre de victimes civiles ?

Historiquement, la guerre s’est toujours déroulée sur les deux tableaux, en ville et à la campagne. À mon avis, les champs de bataille traditionnels ne vont pas disparaître car la ville est toujours connectée à son arrière-pays. L’exemple de la guerre en Afghanistan est, à ce titre, particulièrement parlant. Si les attentats ont bien lieu à Kaboul et dans les autres villes du pays, les terroristes vivent dans les montagnes. Là bas, l’urgence humanitaire est dans les villes, mais la « guerre militaire » est bien menée dans les paysages montagneux. Je pense donc que les deux formes de guerre vont coexister, avec des inversions de tendances selon les périodes et la nature des conflits.

Aujourd’hui, grâce à la technologie, les villes deviennent « intelligentes ». Cette tendance va-t-elle rendre les villes plus sûres et permettre de prévenir certains conflits ?

La sécurité a un impact sur la nature et le vécu des conflits. Il est certain que la numérisation du champ de bataille a tendance à réduire le nombre de victimes, qu’il s’agisse des militaires ou des civils. Quantitativement, c’est efficace. Qualitativement, en revanche, on voit bien que la vidéosurveillance n’est pas acceptée par tout le monde. Les technologies sécuritaires peuvent renforcer la peur des populations. A priori, je suis plutôt contre le tout technologique, qui peut aussi rendre fragile face à certains ennemis, comme l’ont démontré les guerres du Kosovo ou d’Irak. En 2013, Bagdad est toujours un véritable bourbier qu’on ne réussit pas à contrôler…

Entraînement militaire dans le village de combat de Beauséjour du centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB) de Sissonne, dans l’Aisne.
© Armée de Terre / Flickr

En 2006, l’armée française a créé une ville factice à Sissonne, dans l’Aisne, pour enseigner à ses soldats les fondamentaux du combat en zone urbaine. Outre ces camps d’entraînement, comment l’armée prend-elle la mesure de l’urbanisation des conflits ?

Aujourd’hui, toutes les grandes armées ont leur propre centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (Cenzub). Mais pour être intervenue auprès de plusieurs régiments, j’ai pu observer que le vrai défi pour les forces armées n’est pas tant de savoir combattre en ville que de contribuer efficacement à la réalisation d’objectifs comme la pacification ou la réconciliation. À ce jour, il est encore difficile de résoudre certaines incohérences entre les objectifs politiques d’une mission et la réalité du terrain. Le théâtre afghan l’a bien montré : les militaires n’ont pas forcément toutes les clefs pour comprendre ce qui se passe sur le terrain, où la situation évolue très vite, avec de nouveaux acteurs qui émergent en quelques mois. Certains d’entre eux deviennent même de mini-États dans l’État… Je pense, par exemple, au Hezbollah, qui « urbanise » littéralement le sud de Beyrouth en échange de votes ou de jeunes hommes s’enrôlant dans ses rangs. Cela dit, d’énormes progrès ont été faits. En 1982, les soldats français étaient envoyés à Beyrouth quasiment sans la moindre carte de la ville. Aujourd’hui, ce serait impossible. Les marines américains embarquent même des anthropologues en mission. Ils en font des acteurs de l’intervention militaire, qui aident les soldats à repérer les changements sur le terrain. C’est une idée vraiment intéressante.

La croissance démographique mondiale et l’étalement urbain attendus dans les prochaines décennies augmentent-ils le risque d’éclatement de conflits armés ?

Il ne faut pas oublier qu’un conflit armé n’est jamais provoqué par un seul facteur. Cela dit, l’étalement urbain renforce, de fait, la vulnérabilité d’une ville. Mais il va plutôt renforcer le risque d’émeutes. Pour s’en rendre compte, il faut suivre le blog de l’anthropologue Alain Bertho. Depuis 2008, il recense toutes les émeutes urbaines qui éclatent à travers le monde. Eh bien depuis deux ans, il ne se passe pas un jour sans la moindre émeute. Même si la médiatisation de ces événements est plus simple aujourd’hui, il est probable que leur fréquence soit beaucoup plus importante qu’il y a quatre ou cinq ans. Les émeutes rurales, en revanche, sont plus rares, sauf dans les pays où les grandes villes sont étroitement contrôlées, la Chine par exemple.

Quel est le portrait robot de la ville dangereuse et celui de la ville sûre ?

En théorie, les villes marquées par de fortes ségrégations constituent un terreau favorable à l’éclatement de conflits armés. Je pense à des villes comme Belfast ou Nicosie, par exemple, où l’encrage de la haine entre populations est encore très fort. Ces espaces urbains peuvent encore être manipulés politiquement. La ville sûre est, par opposition, forcément cosmopolite, habitée par des gens qui se sentent d’abord citoyens de leur ville. C’est un modèle dont se rapprochent les villes françaises.

Quelle ville symbolise à vos yeux la paix et la sécurité ?

Usbek & Rica
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