Les « Bergers Urbains », bien plus que des bergers… has been ou visionnaires ?

Sur le campus de l’université Paris XIII à Villetaneuse © Jasmine Léonardon
25 Nov 2015

Avez-vous déjà vu des moutons pâturer en pied d’immeuble ou en bordure de périphérique ? C’est la tendance du moment pourtant ! Soit disant plus écologiques et moins chers que la tondeuse à gazon, ces petites bêtes laineuses ponctuent le paysage urbain. Ce n’est pas seulement d’éco-pâturage dont il est question ici mais de transhumance (on précise pour les urbains : le déplacement des moutons d’un point A vers un point B), de renaturation des sols et de  « véritable » agriculture urbaine. Rencontre avec ces Bergers Urbains, rares paysans de ville capables de relier la théorie à la pratique !

Les Bergers Urbains © Bergers Urbains

Les Bergers Urbains © Bergers Urbains

Les Bergers urbains est une coopérative montée au printemps 2014 par cinq jeunes passionnés de la transposition des pratiques paysannes en ville. Paysagistes, architecte, développeur territorial mais aussi ostéopathe, constituent l’équipe de cette structure labellisée « durable ». Et, si vous ne les connaissez pas, vous avez surement déjà entendu parler de leur association Clinamen, créée en 2012.  Cette cellule de recherche et de développement expérimente constamment de nouveaux procédés d’agriculture urbaine et participe à de nombreux évènements avec son troupeau de moutons, dont Les Bergers Urbains est l’opérateur.

La coopérative Les Bergers Urbains développe des actions dépassant largement l’élevage. Mais ils ont choisi ce symbole du berger pour se détacher de l’éco-pâturage classique, car, en plus de la pratique de la transhumance qui leur est propre en milieu urbain, la coopérative procède à la polyculture paysanne. Elle cultive plusieurs espèces de plantes, sur un même terrain, qu’elle associe à l’élevage, de manière à assurer une certaine complémentarité des besoins. Selon un processus circulaire, les déchets des animaux servent d’engrais au fourrage et aux légumes des bergers. En somme, c’est la transposition en ville d’un savoir ancestral qui a tendance à disparaître à la campagne.

Nous sommes allés à Villetaneuse, à la rencontre de ces bergers modernes, sur le campus de la faculté Paris XIII où ils établissent leurs quartiers. Plongeons à la rencontre de Guillaume, Julie, Simone et Pauline, ces urbains qui ont cependant toujours eu un pied à la campagne.

de gauche à droite : Julie, Guillaume, Simone et Pauline © Jasmine Léonardon

De gauche à droite :
Julie, Guillaume, Simone et Pauline
© Jasmine Léonardon

Tout d’abord, pourquoi le terme de Bergers Urbains et pas celui de « paysans urbains » ?

Nous avons choisi le terme berger à l’inverse de celui de paysan pour le symbole que représente cette activité. Cet ambassadeur du monde nomade sillonne le paysage au contact des hommes et des bêtes. C’est un métier noble et ancien, bien loin de l’image que l’on se fait aujourd’hui des éleveurs et agriculteurs productivistes.

Avec nos bêtes, nous menons de nombreuses actions, en milieu urbain mais aussi en milieu rural. Là-bas aussi le rapport à l’animal s’est perdu. Les moutons sont affrétés par camions sur leurs lieux de pâture estivaux. Les transhumances ne sont plus réellement menées par les bergers à travers les villages. La pratique pastorale disparaît. A l’époque, un berger s’occupait d’un troupeau de 120 bêtes. Aujourd’hui ils en ont plus de 1 000 à gérer. Et il n’est plus possible de laisser les bêtes pâturer seules à cause de la réintégration du loup.

Mais notre terrain, c’est avant tout la ville. Il est faux de croire que les animaux ne sont pas heureux en milieu urbain, ils ont une très grande capacité d’adaptation. Nos brebis préfèrent la flore urbaine à celle qu’elles trouvent dans la montagne. Elles préfèrent aussi marcher sur des sols asphaltés. Ce sont de vraies petites citadines ! Nous baladons nos bêtes de terrains en terrains, pour entretenir des espaces verts. Quand les moutons traversent la ville, il s’agit d’une réelle attraction. Les gens nous suivent, prennent des photos, nous posent des questions… un vrai petit défilé ! Nous faisons partie des rares personnes à pratiquer encore la transhumance.  Mais les moutons ne sont qu’une partie de notre activité, nous produisons des légumes également et entretenons des sols à l’aide de techniques variées.

Vous évitez d’être connotés « agriculteurs» mais vous ne semblez pas non plus surfer sur la mode des concerts et des dégustations autour des produits de l’agriculture urbaine. Pourquoi ?

Nous y songeons, mais nous n’arrivons pas encore à avoir la production nécessaire pour fournir 100% des produits consommés durant de tels évènements. On aimerait bien nous aussi organiser des concerts de flûte traversière au milieu des moutons et inviter un chef à cuisiner nos produits (rires) ! Mais le problème de ce genre d’évènement c’est que, dans beaucoup de cas, le chef en question ne fait qu’assaisonner ses plats avec « trois persils » cultivés sur le toit. C’est de l’« esbroufe », du « show ». Nous préférons nous atteler à produire réellement et pour l’instant nos récoltes sont insuffisantes. Mais c’est un projet. Aujourd’hui, nous axons notre travail sur l’élevage, la qualité et l’accompagnement des sols. Nos actions à vocation collective sont menées dans un but productif en milieu dense afin de sortir de l’anecdotique et du spectacle.  Nous pensons être les seuls aujourd’hui en Ile-de-France à avoir cette ambition !

Souvent nous sommes invités à intervenir dans des conférences sur l’agriculture urbaine organisées dans des lieux branchés de Paris. Plus le temps passe et plus nous refusons d’y aller. Nous pensons qu’apparaître aux côtés de gens qui font surtout de événementiel nous décrédibilise.

De nombreux concepts fleurissent dans toutes les grandes métropoles, en revanche, personne n’est capable d’en assurer la réalisation. Dès qu’il s’agit de terrain, les gens sont totalement inexpérimentés et c’est vers nous qu’ils se tournent en faisant appel à nos services de jardiniers. On a souvent des designers, des architectes ou des paysagistes qui nous proposent un joli plan, un bon « coup de comm » et une idée bien chère. Mais nous ne sommes pas des exécutants ! Notre objectif, contrairement à eux, c’est de joindre le cerveau et la main en faisant exister les concepts qui sont les nôtres.

Ce qui nous inquiète donc aujourd’hui, c’est de voir l’agriculture urbaine montée en épingle. Or, si elle est incapable de produire, elle risque d’être décrédibilisée et le phénomène risque de retomber comme un soufflet. Le réel enjeu est de savoir comment l’agriculture urbaine peut devenir productive et jouer le rôle de complément d’activité. On travaille dans des milieux populaires, où les gens ont réellement besoin de mettre du « beurre dans les épinards » (pour ne pas dire des épinards dans le beurre). Il y a une véritable demande sur Paris !

Comment faites-vous pour assurer l’équilibre économique de votre activité ?

Nous sommes à nos débuts, cela ne fait que 4 ans que nous existons en tant que Clinamen et il a fallu du temps pour constituer le troupeau. Au sujet des bêtes, nous faisons de l’élevage pour la viande, sans pour autant pousser nos brebis à une trop grosse production d’agneaux. Nous avons réalisé notre première vente de viande en juin dernier, avec 17 bêtes. Mais en tant qu’association, nous ne pouvons vendre qu’à nos adhérents.

En ce qui concerne la laine, nous sommes dans une phase d’expérimentation. Après avoir essayé de la traiter nous-mêmes, de la laver, de la carder ou de la filer à la main, nous avons décidé cette année de l’envoyer dans une filature automatisée : La Briche à Saint-Denis. Avec la laine fournie, une designer va confectionner une série d’objets qui nous serviront durant les transhumances ou que l’on pourra vendre.

Le lait en revanche, nous ne le récoltons pas encore. C’est très contraignant pour l’éleveur, cela demande de séparer l’agneau de la mère dès la naissance… C’est un projet encore lointain.

Mais nous produisons surtout des légumes. Pas suffisamment encore pour organiser de véritables circuits de vente, mais ça viendra ! Au Franc-Moisin à Saint-Denis ou au parc du Sausset, nous distribuons les récoltes aux coopérateurs et récupérons les surplus pour nous.

Nos ressources financières proviennent donc surtout des collectivités territoriales qui nous contactent dans le cadre d’événements visant à valoriser des chartes ou des espaces. Notre présence fait souvent le « buzz ».  Voir des gens conduire un troupeau de moutons sur l’asphalte et au milieu des tours ça n’arrive pas tous les jours. Mais nous intervenons également dans le cadre de formations, conseils et de mise en œuvre de jardins collectifs. Nous essayons d’aller au delà du « coup de comm » et de proposer plusieurs prestations. Petit à petit, à force de rentrer par le biais de l’événementiel, les collectivités locales pensent à nous quand elles repèrent des terrains qu’elles souhaitent revaloriser. Parfois c’est uniquement pour de la tonte, d’autres fois c’est pour régénérer un sol et assurer de la formation de personnel. Mais les politiques publiques dégagent de moins en moins d’argent pour ce genre d’initiatives, on se tourne donc vers les bailleurs sociaux, les entreprises… Nous n’avons aucun problème à travailler avec les grands groupes tels que Veolia. Si c’est uniquement pour faire du « green washing », cela pose un petit problème, mais c’est à nous de changer le regard des entreprises sur l’agriculture urbaine !

On espère pouvoir financer la coopérative (dont nous sommes salariés) de cette manière à terme. Le fait de montrer qu’un tel engagement peut être rentable pousse aussi des petites initiatives similaires à voir le jour. On sort du projet alternatif pour s’inscrire dans une économie. A côté, nous exerçons tout de même chacun notre métier pour un complément de revenu.

Vous comptez sur les changements de mentalités et l’apparition d’une conscience écologique pour vous faire un nom et pouvoir en vivre ?

On compte surtout sur l’efficacité, sur le résultat. Nous savons de quoi nous parlons alors que la majorité de ceux qui font de l’éco-pâturage non !

L’éco-pâturage devient depuis quelques années un réel phénomène de mode. Cependant, de nombreux groupes le pratiquent mal. Une prairie accueille une multiplicité d’usages, et mettre des moutons ne suffit pas à renaturer un sol. C’est « tendance » de réintroduire l’animal en ville, de créer du « lien social » (rictus), mais il faut se méfier de ceux qui affirment que les moutons coutent moins cher que la tondeuse. Il faut payer ceux qui s’occupent des bêtes, et ceux-là ne chôment pas. De plus, dire que c’est forcément plus écologique est une grosse erreur. Il n’y a jamais eu d’étude scientifique mesurant les effets de la présence de moutons à la place d’engins d’entretien sur la biodiversité. Et l’animal est à double tranchant. Un terrain « sur pâturé » est un terrain mort. Il faut assurer la bonne rotation des pâtures, être attentif à la pousse de l’herbe, retirer les animaux au bon moment. Si les bêtes sont laissées toute l’année, la végétation ne pousse plus et si on parque trop de bêtes sur une petites surface, l’effet provoqué ne va pas être celui escompté non plus ! Les moutons vont générer un appauvrissement du terrain plutôt que de la biodiversité. Nous ne sommes pas partisans du « tout mouton ». L’erreur est de penser qu’une prairie peut être gérée uniquement avec des moutons. L’alternance pâturage/fauche est très importante. C’est ce que nous expérimentons avec l’association Clinamen.

Mais les bêtes que vous faites paître en zone urbaine ne risquent-t-elles pas d’être contaminées par la pollution environnante ?  Et vos légumes, ne risquent-ils pas de la stocker ?

La pollution est partout. Les types varient simplement selon les localisations. A la campagne, certaines parcelles en altitude subissent des pluies acides qui se stockent dans les lacs et posent de gros soucis aux agriculteurs. Et puis, aujourd’hui, on installe les crèches en bordure d’autoroute sans que cela ne pose de problème à personne, alors qu’on sait qu’il est aussi risqué d’inhaler que d’ingérer cette pollution. Nous refusons de porter le problème de la pollution urbaine. Evidemment nous faisons attention à l’emplacement de nos bêtes, nous ne les faisons pas pâturer sur des poches de métaux lourds. Mais pour ce qui est de la pollution inhérente à la ville, nous considérons qu’elle n’est pas pire que celle de la « campagne » où des pesticides sont déversés chaque jour.

Quand les vignerons sont arrivés sur le campus de l’université où nous avons des vignes, ils ont été ébahis. Il ne trouvent plus de terrain comme ça nulle part. « Zéro phyto » pendant 20 ans, une terre qui n’a jamais été retournée… La ville possède des poches, énormément préservées, peut être plus qu’à la campagne.  

La question de la pollution nous préoccupe mais ne nous paralyse donc pas. Ce qui est terrible, c’est qu’aujourd’hui l’agriculture urbaine porte ce fardeau alors que l’agriculture conventionnelle n’est pas capable de s’interroger de son côté sur la pollution.

Cela concerne aussi les bêtes ! Depuis que les petits abattoirs locaux ont fermé aux profits de plus gros centralisés, l’animal sécrète des toxines et de l’adrénaline à cause de la route en camion et du choc d’être séparé de son troupeau pendant si longtemps. Dans ce cas, ce n’est pas un facteur environnemental, mais un facteur lié à la gestion des animaux qui engendre une baisse de la qualité du produit.

Aujourd’hui nous n’avons pas les chiffres, mais il y a 5-6 ans de cela, l’agriculture urbaine nourrissait 30% de la population mondiale, principalement dans l’hémisphère sud. La demande pour cette agriculture vivrière risque d’augmenter. Il est prouvé que l’agriculture urbaine permet d’atténuer les chocs dès qu’il y a une crise. C’est le cas à Toronto, en Grèce, à Détroit… et là plus personne ne se pose la question de la pollution. Avec Les Bergers Urbains, nous sensibilisons les gens à la pollution des sols malgré tout et malgré nous, sans tenir un discours culpabilisant, mais surtout, nous cherchons à développer une vraie filière de production urbaine !

Que pensez vous des autres initiatives d’agricultures urbaines telles que les jardins sur les toits ou les jardins partagés ?

Nous ne croyons pas aux jardins sur les toits. Les plantes sont sous perfusion, les structures porteuses des bâtiments ne sont pas pensées pour supporter le poids de la terre et le sol est déjà bien bas, alors s’il faut monter 6 étages pour entretenir le potager… Parce que l’agriculture, c’est avant tout de la manutention ! On finit par recréer des serres identiques à celles de culture industrielle, or il n’y a pas d’intérêt à faire de l’agriculture urbaine pour reproduire la piètre qualité des légumes qui existent déjà dans le commerce. C’est une technique de hors sol qui pallie au problème de l’espace au sol mais qui n’apporte aucun gain en qualité. Qui plus est, les prix des paniers sont généralement exorbitants. L’agriculture urbaine ne doit pas être réservée à une classe qui en a les moyens, au contraire!

Loin d’occuper les toits, nous travaillons sur des friches et des délaissés urbains, mais notre vocation est aussi d’intervenir sur les espaces verts. Ce mot horrible, nous l’utilisons à dessein. Il donne la sensation d’un coup de peinture verte passé sur une carte. Pieds d’immeubles, pelouses d’entre-deux… la ville est remplie de ces petits espaces vacants qui, mis bouts à bouts, représentent quand même une certaine surface. Ce sont ceux-là qu’il faut mettre en culture !

Nous sommes également sceptiques concernant les jardins partagés. L’argument déployé est celui de la création de « lien social » mais en réalité ces jardins concentrent tous les problèmes de la résidence sur une petite parcelle. L’animateur y tient le rôle de « mouton à 5 pattes » : médiateur, jardinier, programmateur culturel, éducateur, flic et garde champêtre! Donner un lopin de terre à des gens qui vivent en HLM et qui ont toujours été locataires, c’est leur offrir le sésame, une façon de s’ancrer. Il s’y développe de très grosses concurrences entre ces gens qui ont toujours eu des modes de vie individualistes. Ils ont du mal à s’accorder sur la gestion des parcelles communes. C’est vrai que le jardin permet de lisser les représentations que les communautés développent les unes par rapport aux autres. Mais le jardin partagé contraint les individus à respecter un contrat que tout le monde n’a pas les moyens de tenir.

Avec Les Bergers Urbains, nous sommes partisans du jardin collectif. Nous réunissons les gens sur des temps forts: la récolte, les semis, la période des foins… des moments où il est nécessaire d’être nombreux. Nous organisons des atelier participatifs pour expérimenter, transmettre, récolter tous les savoirs vernaculaires, mais aussi rétablir une biodiversité végétale sur place, établir une réserve de banque de graines et travailler sur le goût des légumes. Les récoltes sont distribuées aux participants et les surplus devraient permettre de faire vivre la coopérative. Les gens nous ramènent des graines de leurs pays qui ont disparu ici! Cette pratique est basée sur l’échange.

Naomie Klein, le fer de lance de l’idée d’une aire « anthropocène », affirme que tout ce qui se passe sur terre est la conséquence de l’impact de l’homme. L’homme a depuis toujours la capacité de comprendre les écosystèmes et d’en tirer parti pour sa survie. Nous, les bergers urbains, sommes exactement dans cette dynamique. Nous réadaptons un mode de culture ancestral à un nouveau mode de vie et de consommer.

Sur le campus de l’université Paris XIII à Villetaneuse © Jasmine Léonardon

Sur le campus de l’université Paris XIII à Villetaneuse © Jasmine Léonardon

 

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