L’économie du partage en questions – #3 : une sismologie du taxi collaboratif

23 Juil 2015

De tous les secteurs impactés par “l’économie servicielle”, les transports sont peut-être le plus emblématique. Après tout, les transports en commun ne sont-ils pas le plus bel exemple de mutualisation d’un équipement afin d’en minimiser le coût d’utilisation ? Mais l’arrivée des “partages” dans le secteur automobile, parangon de la mobilité individualiste, soulève aujourd’hui de nombreux débats… avec pertes et fracas.

[NB : ce billet a été rédigé en mai 2015, à l’époque où les confrontations entre taxis et UberPOP étaient sensiblement moins frontales… Nous avons choisi de ne pas modifier le corps du texte, afin de ne pas céder aux tumultes de l’actualité.]

Taxi Malaga. Crédits : Marta Diarra / FlickR

Un taxi de Malaga. Crédits : Marta Diarra / FlickR

Nous avons vu, dans nos précédentes chroniques « L’économie du partage en questions – #2 : le bâti, entre ouverture et tractations » et « L’économie du partage en questions – #1 : vers une ville mutualisée ? », comment l’économie dite “servicielle” faisait progressivement sa place dans notre société, et notamment dans la mutualisation de l’espace habitable (logements, bureaux, etc.). Intéressons-nous aujourd’hui au cas des mobilités, particulièrement touchées par le phénomène. Cela n’est d’ailleurs pas anodin : c’est en effet avec le covoiturage et l’autopartage que le sujet s’est progressivement démocratisé, réinterrogeant les fondements de nos modèles économiques (le partage d’un véhicule plutôt que son achat, alors que l’automobile était et reste un objet particulièrement statutaire), et plus généralement de l’ensemble de l’écosystème de mobilité afférent (quelle assurance automobile pour l’autopartage, par exemple ?)

Nous ne reviendrons toutefois pas en détail sur cette mutation, à propos de laquelle de nombreuses colonnes et analyses ont d’ores et déjà été rédigées. Nous nous focaliserons davantage ici sur l’émergence d’une nouvelle forme de “partage”, qui en emprunte la définition mais pas forcément tous les atours éthiques et sociaux… L’émergence récente des taxis collaboratifs, portés par des start-up telles qu’Uber et Lyft, pose en effet des questions assez différentes que celles entrevues ci-dessus. Comment concilier ces nouvelles pratiques avec le tissu économique et social contemporain ? C’est tout l’enjeu du débat actuel, qui a occupé la scène publique ces derniers mois, parfois de manière assez virulente, pour ne pas dire violente. En ce sens, cette étude de cas est une aubaine pour comprendre la “tectonique” de l’économie servicielle, ses “lignes de faille” et les séismes qu’elle engendre.

Lignes de fracture économiques

Séisme, le mot est peut-être exagéré, mais il reflète dans une certaine mesure l’agitation récente des taxis, et leur ire à l’encontre des VTC, les “Véhicules de Tourisme avec Chauffeurs”. Derrière cet acronyme se cachent les deux start-up précitées ainsi que d’autres, telles que les français Marcel ou Chauffeur Privé, qui proposent en quelque sorte un service de taxi à la demande, tenu par des particuliers et non des taxis professionnels. En effet, l’usager n’a qu’à commander un véhicule sur son smartphone pour qu’un VTC situé à proximité ne le prenne en charge. On comprend aisément que ce type d’application offre un service équivalent à celui des taxis… sans en subir les contraintes réglementaires. D’où la colère de ces derniers, qui y voient une concurrence déloyale.

On retrouve ici, presque mot pour mot, le constat qui nous avions observé concernant Airbnb et les hôtels. Le phénomène est en effet similaire, opposant un acteur ancestral de la ville face à la jeune pousse venue grappiller un marché jusque-là protégé avec l’aide du numérique et de l’économie collaborative… Mais résumer ce débat à une opposition entre les “nouveaux” et les “anciens”, forcément largués, serait une grossière erreur. La situation dépasse en effet largement ce cadre, et participe à la redéfinition de ce que doit être un écosystème de mobilité dans une métropole contemporaine. Pour mieux le comprendre, il faut revenir à l’essence de notre sujet : l’économie du partage.

Tensions, frictions et législation

Dans leur étude sur la consommation collaborative, mentionnée dans notre chronique introductive, la Fing et OuiShare classent ce type de services dans les partages “P2P”, c’est-à-dire de pair à pair, dans une relation entre individus et non plus entre un individu et une entreprise. Cela reste à moitié vrai pour un service de VTC classique, dans lequel le chauffeur est le représentant d’un prestataire de service (presque) comme les autres. Mais dans le cas d’UberPop, déclinaison véritablement “collaborative” d’Uber, cela se vérifie parfaitement. Comme l’expliquait Gabriel Plassat sur son blog Transports du Futur :

“Avec UberPop, il s’agit de décliner le concept de Véhicule avec Chauffeur en allant jusqu’à remplacer le Chauffeur professionnel par un particulier. Il s’ajoute à l’offre UberX pour lequel un chauffeur professionnel utilise son propre véhicule. Il s’agit donc véritablement d’un nouveau service de mobilité. Et il faut être vigilant sur les termes utilisés pour éviter les confusions. Il ne s’agit pas d’autopartage puisque le propriétaire de la voiture la conduit. Mais il ne s’agit pas non plus de covoiturage.”

Et c’est dans le flou de ces définitions que le problème se pose, on s’en doute. En jouant entre les lignes de la régulation, UberPop s’affranchit des contraintes réglementaires, et profite ainsi du vide juridique qui entourait son activité à son lancement. Si cet entre-deux contribue à enrichir la gamme des mobilités urbaines, cela se fait au détriment des chauffeurs et de leurs conditions de travail… Notons qu’UberPop est au coeur, depuis plusieurs mois, d’un embrouillamini législatif avec la Loi Thévenoud, dont il est pour l’heure impossible de connaître l’issue (la Cour d’appel de Paris a récemment décidé de repousser la décision d’interdire ou non UberPop à septembre). En attendant, les chauffeurs UberPop – souvent des particuliers qui y voient une activité salariale complémentaire – rivalisent d’ingéniosité pour échapper aux quelques rares contrôles policiers… au grand dam des taxis, qui ne sont pas franchement tout rose dans l’affaire. Mais gardons-nous bien de rentrer plus avant dans ces “querelles de cochers”, dont les débats houleux sont l’arbre qui cachent la forêt de l’économie collaborative…

Pancarte Taxi. Crédits : Scott L / FlickR

Pancarte d’un taxi de Chicago lors d’une manifestation dénonçant les pratiques d’Uber. Crédits : Scott L / FlickR

Les VTC comme partages : mythe ou réalité ?

Au sens littéral, des services en “P2P” tels qu’UberPop se positionnent comme des revenus d’appoint, permettant à certains particuliers de profiter de leur temps disponible (chômage, temps libre, voire même temps de déplacement quotidien) pour effectuer quelques courses. En ce sens, la logique est presque louable, permettant à des citadins parfois précaires de “rentabiliser” le coût de leur véhicule. C’est la même logique qui anime d’autres services P2P, tels que Tok Tok Tok ou Instacart, des plateformes de livraison collaborative permettant de faire acheter puis de faire livrer des produits divers et variés… par d’autres particuliers. En d’autres termes, de la même manière que votre voisin peut devenir votre taxi le temps d’une course sur UberPop, il peut devenir votre coursier en quelques clics. A l’instar d’Airbnb, qui a ouvert la brêche des “partages” du bâti dans laquelle se sont engouffrées de nombreuses start-ups, les services de VTC annonce l’avènement d’un monde d’échanges de pair à pair régies par des micro-transactions… Dans ce contexte, difficile de mettre un mot – et plus encore, un texte de loi -, sur ces formes de travail hybride. Mais on est loin, il faut bien l’admettre, de l’utopie collaborative que nous évoquions dans notre billet introductif.

On peut surtout s’interroger sur le caractère véritablement “collaboratif” de ces applications. Certes, au sens premier du terme, il s’agit bien de particuliers fournissant un service à d’autres particuliers ; la différence avec du covoiturage s’avère par exemple assez délicate à cerner. Mais qu’advient-il de cette terminologie foncièrement positive lorsque l’échange de service devient une activité professionnelle à part entière, avec une rétribution largement inférieure au salaire minimum en vigueur ? Nous avons vu, dans notre précédente chronique, comment la puissance publique et les collectivités s’étaient progressivement emparées de la location collaborative d’appartements, afin d’y apporter le soupçon de régulation nécessaire. Pour les services P2P, qu’il s’agisse de taxi ou de livraison collaborative, un travail législatif similaire sera évidemment nécessaire. De l’autre côté de la balance, se pose la question de la mobilité en ces termes : quel prix notre société est-elle prête à payer pour garantir aux citadins une offre de transport plurielle et complémentaire ? Nous aurons l’occasion de nous pencher sur ces réflexions volontiers prospectives dans un dernier billet, en guise de conclusion temporaire pour un sujet en mouvement permanent.

Pour aller plus loin :
La voiture est-elle l’avenir du transport collectif ? – 15 marches (2015)
Voiture à partager – France Culture (2015)
– Enfin, sur l’utilisation des données privées par les services de VTC – sujet hautement problématique que nous n’avons pas eu l’occasion d’approcher ici : Will Uber’s Latest Scandal Finally Make People Worry About Big Data? (2014)

Voir les précédents articles :
« L’économie du partage en questions – #1 : vers une ville mutualisée ? »
« L’économie du partage en questions – #2 : le bâti, entre ouverture et tractations »  

{pop-up} urbain
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