Le restaurant chez soi : comment le numérique change la donne

Tut-Tut c’est l’heure du repas
11 Fév 2019

Les services de livraison de nourriture ne se sont jamais aussi bien portés. Si le concept de nourriture livrée à domicile existe depuis fort longtemps[1], Internet, et plus encore les services mobiles, ont profondément transformé cette pratique. C’est bien simple : la nourriture que l’on désire est à portée de doigt[2]. Depuis le simple envoi de plats jusqu’à la livraison de kit repas “à préparer soi-même”, les services de livraison ont modifié la façon dont se font les mobilités en ville, ainsi que les interactions entre restaurateur·trice­·s, client·e·s, livreur·se·s, producteur·trice·s et grossistes.

Un clic, et mettre les pieds sous la table.

Un clic, et mettre les pieds sous la table. Crédits Be Safe..Keep Warm Eh! sur Flickr

Un marché croissant et évolutif

Emergeants au milieu des années 1990, les services de livraison de nourriture en ligne se démocratisent logiquement un peu plus tard avec l’installation d’Internet dans les foyers. Si la commande en ligne était d’abord l’initiative de grandes chaînes de restaurants et de fast-food, des services d’agrégation d’enseignes indépendantes se sont rapidement mis en place. En France, la plus ancienne et la plus connue est Allo Resto (devenue Just Eat France en 2018). La démarche est simple : des restaurants s’affilient au service, qui met à leur disposition une plateforme en ligne où ils peuvent prendre commande. Depuis les années 2010, le nombre de ces services explosent : Deliveroo, Foodora, Uber Eats… chacun veut sa part d’un gâteau très alléchant, dans la mesure où le marché de la commande en ligne croît quatre fois plus vite que celui de la restauration sur place. Surtout, le numérique a accéléré cette transformation, puisqu’aujourd’hui, la majorité des commandes passées sur ces services se font sur appareils mobiles.

Tut-Tut c’est l’heure du repas

Tut-Tut c’est l’heure du repas ! – Crédits Shopblocks sur Flickr

Dans un marché aussi concurrentiel, quelle différenciation attendre de cette multitude d’acteurs ? Les approches sont variées. Certains restent sur un créneau “rapide et bon marché”, avec pour best sellers les pizzerias, les fast food ou encore les enseignes de sushi. Mais d’autres vont préférer axer leur communication sur une offre plus haut de gamme, en travaillant avec des établissements renommés en tant que restaurants “classiques”. D’autres, comme Frichti ou Foodchéri, jouent la carte du “fait maison” et de la cantine décentralisée en envoyant à domicile (ou au travail) des repas préparés dans leurs  propres cuisines.

Enfin,il est un phénomène proche dont on commence à parler et qu’il faudra surveiller de près les années à venir. Il s’agit d’enseignes fantômes entièrement dédiées à la livraison de plats à domicile via les applications de commande. Comme l’expliquait Le Figaro l’année dernière :

Ils ont pignon sur rue mais sont fermés au public. Pas de table, pas de clients venus déjeuner ou dîner. Ils sont dédiés à la livraison à domicile ou au bureau. Seul point commun avec les restaurants classiques: les cuisines, où les plats sont préparés à la commande en ligne avant d’être livrés par les coursiers de Deliveroo, Uber Eats ou Glovo.Ces cuisines fantômes occupent parfois les locaux de restaurants ayant fermé. Un moyen de se lancer vite: la copropriété a donné son accord, le bail commercial est adapté, le système de traitement d’air installé. À Paris, dans cinquante mètres carrés, les fourneaux de la start-up Dark Kitchen préparent des burgers et spécialités à base de poulet braisé sous trois marques (Saint Burger, Braise! Braise! et Mama Roll), livrées par Uber Eats.

Les clients ont préféré déguster le menu devant la TV

Les clients ont préféré déguster le menu devant la TV – Crédits Etienne sur Flickr

Car cette guerre des marques est d’abord une guerre de communication, basée sur “qui aura l’exclusivité sur tel ou tel restaurant ? qui livre les repas les plus “tendance” ? ou qui a les produits les plus frais ?” En portant ce type de discours, ces services deviennent bien plus que de simples intermédiaires entre restaurants et consommateur·trice·s, mais des garants de traditions culinaires, des lanceurs de tendances, voire des vecteurs de bien-être. Et le rôle de livraison devient quasiment secondaire, même si l’on cherchera toujours un délais court entre la finalisation de la commande et la consommation des produits désirés.

Mieux que les courses à domicile : les recettes à domicile !

Il semblerait donc qu’une certaine quête d’authenticité soit au cœur des stratégies portées par les différents acteurs de la livraison de nourriture à domicile. Mais de nouveaux caps ont été franchis ces dernières années. Si cela fait déjà quelques temps que l’on peut se faire livrer ses courses – qu’elles aient été effectuées en magasin ou en ligne – chez soi, un nombre croissant de services proposent désormais la livraison d’ingrédients pour réaliser soi-même des recettes données. La différence entre les deux services ? Là où le supermarché laisse rarement le choix dans les quantités d’épices ou d’ingrédients coûteux dont vous avez impérativement besoin pour la réalisation d’un plat indonésien (vous condamnant à avoir un pot à peine entamé de baies des Batak que vous n’utiliserez plus jamais), ces services livrent les quantités précises de chaque ingrédient pour la réalisation d’un plat pour 1, 2 ou 4 personnes !

Préférez-vous : cuisiner ensemble ou se faire une sortie en famille

Préférez-vous : cuisiner ensemble ou se faire une sortie en famille ? – Crédits yassan-yukky sur Flickr

Qu’ils s’appellent Cook Angels, Blue Apron, Foodette ou Quitoque, ces services surfent sur la vague qui traverse la culture domestique actuelle : le retour aux fourneaux. Ce phénomène de fond est lié à plusieurs facteurs. Tout d’abord, il y a le retour en grâce des métiers de bouche, à commencer par la cuisine et la pâtisserie. La médiatisation de grands chefs, la mise en scène de la cuisine dans différentes compétitions culinaires ou encore la démocratisation de la critique culinaire via des plateformes comme Yelp ou Tripadvisor n’y sont probablement pas pour rien. Une autre raison – paradoxale compte tenu de cet intérêt renouvelé pour la gastronomie – est le désintérêt du public pour le restaurant lui-même, en tant qu’espace. Les récentes crises économiques n’y sont pas pour rien. Aussi, l’alternative la plus efficace à ces restaurants – lorsque l’on n’a pas de personnel de maison à portée de main – est de préparer soi-même ses plats de chefs !

Ces nouveaux services de livraison de recettes clés en main ont un triple intérêt côté usager : une économie de temps (pas la peine de faire les courses, elles viennent à nous), un bond qualitatif par rapport aux plats préparés et conditionnés disponibles dans la grande distribution, et de l’auto-satisfaction, celle d’avoir préparer soi-même un plat, d’avoir contribué à ce qui nous nourrit.

Un envers du décor qui pose question

Côté utilisateur, donc, que des avantages, qu’il s’agisse de livraisons de repas ou de recettes. Tout est à portée de clic, à tout moment et en tout lieu, grâce aux interfaces mobiles. Mais cette facilité technologique entraîne également une baisse de lien social. Là où l’espace commercial (commerce de bouche, marché ou supermarché) est d’abord un lieu de vente, il se fait aussi lieu d’échange et de rencontre. Le fait de passer par une interface numérique, avec du tout écrit, transmis d’écran à écran, a tué l’interaction physique. Les agent·e·s de livraison (en scooter ou à vélo) ne sont plus que des vecteurs déshumanisés, chargés de récupérer et livrer en temps et en heure les commandes. Ajoutons à cela la précarité à laquelle ils sont soumis par les sociétés employant leurs services, grâce à des flous juridiques, pour comprendre que le monde du tout livraison est loin d’être rose.

Qu’est-ce qu’on mange ce soir

Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? – Crédits Matt Madd sur Flickr

Par ailleurs, en plus des questions humaines et morales qu’implique l’exploitation de personnes précaires, se pose la question de la traçabilité des produits, notamment en ce qui concerne les services de recettes à domicile et ceux de cantines délocalisées. Car si le marketing insiste sur la fraîcheur et l’authenticité des produits utilisés, il est bien difficiles pour les consommateur·trice·s d’avoir le fin mot sur ce qu’ils s’apprêtent réellement à cuisiner ou manger. Par quelles filiales ont été achetés les ingrédients ? Quelle distance ont parcouru les produits ? Y’a-t-il des intrants chimiques spécifiques ? En des temps où le bien manger passe aussi par le manger sain (et dans une moindre mesure, local), se cacher derrière des concepts vagues et faciles comme l’authenticité n’est plus suffisant.

Sous une multitude d’aspects, le numérique mobile transforme nos habitudes de consommation, et particulièrement la façon dont on se nourrit. Si on peut se réjouir de certains avantages pratiques apportés côté consommateur, le cadre juridique et économique de ces services participe également à la précarisation de celles et ceux qui travaillent dans ces filières.

Au niveau purement urbain, il est plus compliqué d’en observer les mutations profondes, si ce n’est le foisonnement de livreur·se·s à vélo muni·e·s de sacs à dos cubiques dans nos centre-villes, et l’apparition des enseignes-fantômes que l’on évoquait en première partie. Cela dit, on sent bien que c’est un sujet à suivre de près car il touche beaucoup de secteurs qui s’entremêlent, et permet d’analyser un certain nombre de transformations socio-urbaines. Alors restons attentif·ve·s à l’évolution de ces pratiques émergentes !

Pour aller plus loin :

[1] Les premiers services de livraison de nourriture avérés dans l’histoire auraient été créés au XVIIIe siècle, en Corée. Et des restaurants de par le monde ont commencé à communiquer sur la possibilité de livraison dès le début du XXe siècle.

[2] Si tant est que l’on habite dans une ville suffisamment grande pour proposer une offre large.

{pop-up} urbain
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