Amazon HQ2 : la fin d’un urbanisme d’entreprise ?

Les Sphères Amazon au siège de l'entreprise à Seattle
17 Juil 2019

Pendant des décennies, de très grandes entreprises ont fait naître des morceaux de ville du jour au lendemain pour loger leur main d’oeuvre, s’imposant parfois au territoire et à la volonté des habitants. Le récent revers d’Amazon qui projetait d’aménager un nouveau quartier dans le Queens à New York pourrait marquer la fin de la passivité des habitants face à ces géants.

Les Sphères Amazon au siège de l'entreprise à Seattle

Les Sphères Amazon au siège de l’entreprise à Seattle – Joe Mabel/Wikipedia

Le sandwich au cactus

Sandwiches offerts pour tous les employés, commandes massives sur le site, bâtiments illuminés en orange aux couleurs de la marque… L’appel lancé fin 2017 par Amazon pour trouver le site de son second quartier général (HQ2) a provoqué une compétition obscène de faveurs en tout genre entre les villes nord-américaines. Pendant des mois, des dizaines de maires ont réalisé des vidéos promotionnelles sur Youtube pour vanter les mérites de leur ville et des entreprises ont multiplié clins d’oeil et gestes commerciaux à l’attention du géant Amazon. Climax tragique de cette course aux faveurs, Amazon a dû décliner le cadeau d’une agence de développement économique basée à Tucson en Arizona : un cactus saguaro de plus de 6 mètres, symbole du désert de Sonora où se trouve la ville.

On comprend facilement l’agitation. Le membre des GAFAM promettait à la ville sélectionnée au moins 50.000 créations d’emploi et plusieurs milliards de dollars d’investissements en infrastructures. Une telle perspective de développement est inespérée pour une ville qui peut, selon le contexte, redynamiser un quartier central dévitalisé ou planifier un nouveau quartier, revaloriser son image et évidemment booster son activité économique. Mais pour sortir vainqueur de cette ruée vers l’or, les maires font également des propositions bien plus sérieuses, comme des subventions, des exonérations fiscales voire des dérogations au règlement d’urbanisme. La mise en concurrence des villes tourne alors à la vente aux enchères : c’est à celui qui offrira à l’entreprise la meilleure situation fiscale.

Amazon offre le saguaro au Musée du désert Sonora dans l'Arizona

Amazon offre le saguaro au Musée du désert Sonora dans l’Arizona – Twitter

“Le bien-être des entreprises”

Le phénomène est bien connu aux États-Unis mais vient pour la première fois de subir un revers cuisant. Annoncée vainqueur (avec une autre ville près de Washington) de l’appel d’offre le 13 novembre 2018, New York grince des dents. Après une campagne très soutenue par le maire Bill de Blasio et le gouverneur de l’état de New York, plusieurs élus déclarent finalement leur opposition quant à l’installation d’Amazon dans leur ville. Dans l’arrondissement du Queens qui doit accueillir HQ2, des riverains se mobilisent pour contester le projet. Frileuse, Amazon se retire en un clin d’oeil, annonçant se contenter d’un seul site, celui dans la banlieue de Washington.

L’affaire du cactus saguaro révèle les contradictions d’une telle méthode. Conformément à la politique de l’entreprise relative aux cadeaux d’affaire, Amazon se drape de vertu : elle décline le cactus et l’offre à un jardin botanique. D’une autre main, elle accepte en revanche des subventions de plusieurs milliards de dollars sans contrepartie. Car, si la promesse de création d’emploi semble s’accorder avec l’intérêt des habitants, rien n’engage l’entreprise à des objectifs chiffrés. Pour peu que le contexte économique évolue, celle-ci sera amenée à revoir sa stratégie unilatéralement. De douloureux exemples le prouvent.

“Le deal est nul”

Le plus frappant est celui de Foxconn, le géant taïwanais qui produit les composants électroniques d’Apple. En 2017, le gouverneur du Wisconsin cédait près de 5 milliards de dollars de subventions pour l’installation d’une usine et la création de 13.000 emplois. Un an plus tard, le Wall Street Journal révélait que l’entreprise qui n’emploie actuellement que 178 personnes prévoyait de faire venir de la main d’oeuvre de Chine plutôt que d’embaucher des travailleurs locaux. Plus récemment, l’entreprise aurait finalement décidé d’utiliser les locaux pour de la recherche et développement, délocalisant sa production en Chine et au Mexique. Avec ses 4,8 milliards, Foxconn a bénéficié de la troisième plus grosse subvention de l’histoire des États-Unis, la première étant Boeing avec 8,7 milliards de dollars.

Il ne s’agit pas de s’opposer par principe aux avantages concédés pour attirer les entreprises, mais d’en évaluer les coûts réels. Dans une pétition signée par de nombreux urbanistes et décideurs, l’économiste Richard Florida dénonçait ces pratiques. « D’après de nombreux travaux de recherche, les avantages fiscaux offerts par les gouvernements locaux sont souvent dépensiers et contre-productifs. » De plus, ces avantages seraient secondaires dans la décision d’une entreprise de s’implanter dans une ville, la question du contexte géographique étant la plus fondamentale. Par ailleurs, les critiques de cette course aux avantages s’accordent tous à dire que l’argent serait mieux utilisé pour financer les services publics tels que les écoles, les transports, les logements ou les formations professionnelles. Insistant sur les effets pervers de la course aux exonérations fiscales, la pétition propose alors la création d’un « pacte de non agression » entre les villes.

Manifestation contre l'installation d'Amazon dans le Queens à New York

Manifestation contre l’installation d’Amazon dans le Queens à New York – Shutterstock

Le pacte de non agression des villes

En effet, la campagne d’Amazon révèle une attitude prédatrice vis-à-vis du territoire. L’entreprise a exigé des 238 villes avec lesquelles elle a négocié qu’elles lui fournissent des informations détaillées. Ce sont par exemple les plans détaillés de la ville, les ressources locales, les réseaux de transport, les formations scolaires et professionnelles, la politique fiscale ou les plans de développement d’infrastructures à venir. Ces informations sont extrêmement sensibles et ne devraient pas être obtenue dans une simple partie de poker avec Amazon. Nombreux sont ceux qui redoutent également une gentrification particulièrement violente dans le quartier d’implantation, comme cela a été le cas à Seattle. Enfin, Amazon a publiquement annoncé s’opposer à la création de syndicats, refusant ainsi à ses employés la défense de leurs droits.

« Le deal est nul, mais nos mains sont liées », c’est ainsi que le magazine Jacobin résume la posture des élus new yorkais pendant la campagne HQ2. La mobilisation puis le retrait d’Amazon marquent alors un précédent remarquable, dans la mesure où ils semblent rompre le sortilège qui liait les mains des décideurs. Désormais, le débat est ouvert sur les bénéfices réels d’une telle opération de séduction. Faut-il céder des milliards à une entreprise dont la stratégie économique peut évoluer dans le temps ? Les entreprises du secteur des technologies ne sont d’ailleurs pas exemptes de perte de vitesse voire de faillite.

La ville de Little Rock est une des seules à avoir snobé Amazon. Elle s'en est vantée dans une campagne de communication mettant en scène une rupture amoureuse "Hey Amazon, il faut qu'on parle" ou encore "Ce n'est pas toi, c'est nous". Ici un avion survole la Space Needle, bâtiment emblématique de Seattle où siège Amazon

La ville de Little Rock est une des seules à avoir snobé Amazon. Elle s’en est vantée dans une campagne de communication mettant en scène une rupture amoureuse « Hey Amazon, il faut qu’on parle » ou encore « Ce n’est pas toi, c’est nous ». Ici un avion survole la Space Needle, bâtiment emblématique de Seattle où siège Amazon – Adweek.com

L’urbanisme des habitants

Dans une tribune publiée sur USA Today, Steven Strauss propose plusieurs options pour limiter les risques pour une ville. La plus drastique : « Si Amazon ne parvient pas à créer des postes ou ferme prématurément le HQ2, elle devrait rendre l’argent ». L’auteur suggère que dans la négociation, des objectifs chiffrés soient déterminés afin de responsabiliser l’entreprise. De la même manière, Steven Strauss propose que les analyses coûts-avantage soient rendues publiques afin qu’elles puissent être examinées par des tiers (organismes, associations, citoyens…). Autre option, plutôt que d’être en concurrence, les villes devraient pouvoir collaborer au niveau régional afin d’optimiser les infrastructures à plus large échelle, notamment dans les transports. Enfin, l’auteur envisage de renverser le rapport de force : quitte à céder de l’argent public à une entreprise sous forme de subvention, pourquoi ne pas inviter d’autres entreprises dans l’équation pour faire jouer la concurrence, au profit cette fois de la ville et des habitants ?

Vexée du départ soudain d’Amazon du Queens, l’équipe municipale New York a regretté l’absence de médiation entre l’entreprise et les habitants. La maire adjointe Alicia Glen a déclaré au CityLab « Je pense qu’ils ont largement sous-estimé le fait que, quand vous venez dans une ville comme New York, vous avez une obligation de collaborer avec les habitants de manière transparente et authentique. (…) Ils ont choisi un quartier qui traverse d’énormes transformations. Il ne suffit pas de débarquer, il faut s’impliquer sérieusement. »

Certains regrettent tout de même le retrait d’Amazon de New York. Ils dénoncent la perte d’emplois, l’inertie des élus et leur peur du changement. Mais le changement est peut-être là, dans un urbanisme pour les habitants et non plus pour les entreprises ?

Usbek & Rica
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