Le syndrome de Paris

Les touristes japonais ont une vision idéalisée de la ville
4 Avr 2018

À la fin des années 1980, le psychiatre Hiroaki Ota diagnostiquait le « syndrome de Paris », un traumatisme frappant certains touristes japonais choqués par leur confrontation avec la réalité de la capitale française, très éloignée de leur vision idyllique. Mais cette pathologie, reprise dans de nombreux médias, est-elle toujours aussi répandue aujourd’hui ?

Les touristes japonais ont une vision idéalisée de la ville

Les touristes japonais ont une vision idéalisée de la ville de Paris, qui contraste avec la réalité. Crédit : Alexis Orsini

« Les touristes japonais victimes du ‘syndrome de Paris’ », « ces Nippons qui deviennent fous à Paris »… Depuis une dizaine d’années, une surprenante pathologie fait l’objet de nombreux articles dans la presse française comme anglophone, du Monde au New York Times, bien qu’elle ne soit pas reconnue par les autorités françaises comme japonaises.

Le phénomène fascine à juste titre. Diagnostiqué par le psychiatre japonais Hiroaki Ota à la fin des années 1980 dans un livre publié au Japon – aujourd’hui épuisé –, le syndrome de Paris frapperait certains touristes ou résidents nippons lors de leur séjour dans la capitale française. Le contraste flagrant entre leur vision idéalisée de Paris, connu au Japon comme un haut-lieu de savoir-vivre, et la réalité de la ville, dont la saleté des transports n’a d’égal que les manières souvent brusques de ses habitants, aurait chez certains l’effet d’un véritable traumatisme.

Au point d’entraîner le rapatriement de plusieurs victimes, persuadées d’être persécutées ou en proie à des hallucinations. Le nombre de cas reste toutefois très limité. « À Paris, on compte en moyenne 650 000 touristes japonais par an et environ 20 personnes atteintes du syndrome de Paris sur la même période : les chances de rencontrer des victimes sont donc minces » nuance Frédéric Mazenq, directeur de la branche japonaise d’Atout France, l’agence publique en charge du développement touristique de la France dans le monde.

Le musée du Louvre

Le musée du Louvre, un passage obligé pour les touristes. Crédit : Alexis Orsini

« Ça va du simple choc entre individus aux hallucinations »

Les interrogations autour de la portée réelle de cette pathologie sont renforcées par le mutisme du docteur Hiroaki Ota, qui refuse depuis plusieurs années toute interview sur le sujet – lui qui a recensé 1900 personnes relevant du syndrome, dont 123 cas d’hospitalisation, entre 1985 et 2008. Mais pour son ancienne stagiaire Olivia Goto-Greget, qui compte aujourd’hui parmi les quelques psychanalystes à recevoir des patients atteints du syndrome de Paris, ce silence trouve une explication toute simple.

« Je pense que M. Ota ne donne plus d’interview parce qu’il a reçu énormément de demandes et qu’il prépare sa retraite. D’autant qu’après avoir été longtemps le seul, en France, à pouvoir recevoir des patients en leur parlant en japonais, il peut aujourd’hui compter sur une forme de relève » explique ainsi la jeune franco-japonaise, dans un bureau de l’Institut hospitalier de psychanalyse (IHP) de Sainte-Anne, l’un des rares espaces parisiens où sont traités les patients atteints du syndrome.

Olivia Goto-Greget reste toutefois la première à questionner la pertinence de l’expression : « Le problème du terme « syndrome », c’est qu’on s’attend à ce que toutes les personnes qui en sont affectées aient les mêmes symptômes alors que ce n’est pas du tout le cas. Il faut le comprendre au sens très large : ça va du simple choc entre individus à la grosse décompensation de type psychotique avec hallucinations et bouffées délirantes… »

C’est notamment ce qui est arrivé à l’une de ses patientes après avoir été bousculée dans le métro : « Elle a entendu un passager s’exclamer « Oh putain ! » Comme elle avait appris que ce mot voulait dire « prostituée » en français, elle a cru qu’on la traitait de prostituée, donc tout s’est enchaîné dans son esprit : les gens lui voulaient du mal, elle n’était pas la bienvenue ici… »

Olivia Goto-Greget reçoit des patients atteints du syndrome de Paris

Depuis 7 ans, Olivia Goto-Greget reçoit des patients atteints du syndrome de Paris, dont plusieurs étudiants japonais. Crédit : Alexis Orsini

« Certains vivent ça comme un viol »

À l’Office de tourisme de Paris, on reconnaît que les sources d’angoisse des touristes japonais sont aussi inattendues que variées. « Quand il s’agit de leur premier voyage en France, ils ont souvent des incompréhensions, certains réagissent particulièrement mal. Ça peut aller d’un papier laissé par terre dans la rue à quelqu’un qui leur dit : ‘Je vous réponds dans 5 minutes’ » indique ainsi Patricia Barthélémy, responsable du pôle Promotion-Loisirs au sein de l’organisme et spécialiste de la clientèle nippone.
Des détails a priori triviaux mais potentiellement choquants au regard des pratiques en vigueur dans l’archipel, comme l’explique Olivia Goto-Greget : « La société japonaise repose sur de nombreuses règles tacites […]. C’est le concept d’ « ishin-denshin », qui veut dire littéralement « communication cœur à coeur ». […] Ça signifie que l’autre nous comprend lorsqu’on parle à demi-mot. Pour les individus aux personnalités un peu plus fragiles, c’est pratique, car ils peuvent penser que l’autre pense comme eux alors que ce n’est pas du tout le cas. »

D’après l’expérience de la psychanalyste, qui suit actuellement une quinzaine de patients, les Japonais victimes du syndrome de Paris sont souvent des personnalités plus frêles, qui ont cherché à « fuir » leur pays d’origine. La moindre interaction inhabituelle avec un Français peut donc servir d’élément déclencheur : « Quand ces personnes viennent en France, elles ne sont plus du tout face à ce même environnement protecteur et elles sont un peu perdues. Il y a plus de corps à corps ici, que ce soit la bise, serrer la main… Certains vivent ça comme un viol, sans exagérer, comme une intrusion dans leur corps. »

Le syndrome de Paris touche autant des touristes japonais

Le syndrome de Paris touche autant des touristes japonais en voyage d’une semaine que des expatriés installés en France depuis des années. Crédit : Alexis Orsini

Moins d’hospitalisations, plus d’informations

Depuis quelques années, les hospitalisations restent toutefois exceptionnelles. Une avancée dont se félicite Olivia Goto-Greget. Elle l’explique autant par l’efficacité de ces thérapies fondées sur l’écoute que par une meilleure connaissance, au Japon, des différences culturelles entre l’archipel et la France.

Patricia Barthélémy partage son analyse : « Je pense que le syndrome de Paris est amené à disparaître car les Japonais s’informent énormément avant leur voyage aujourd’hui grâce à Internet, ils consultent de nombreux sites, ce qui restait impossible il y a encore 20 ans et accentuait le décalage. » D’autant qu’une bonne partie des touristes japonais actuels est déjà connaisseuse du pays, comme le souligne Frédéric Mazenq : « À Paris, la proportion de ‘repeaters’ parmi cette clientèle est de 50 %, ce qui signifie qu’un Japonais sur deux est déjà venu. »

Le syndrome reste toutefois susceptible de se déclencher soudainement chez des expatriés installés en France de longue date. Une Japonaise en consultation à l’IHP est ainsi persuadée qu’elle a « attrapé » son  cancer à cause de la saleté du métro et de certains de ses usagers.

Certaines stations du métro parisien proposent des plans interactifs en japonais

Certaines stations du métro parisien proposent des plans interactifs en japonais. Crédit : Alexis Orsini

Des hôteliers « coachés » pour mieux accueillir les Japonais

Si le « déclic » en question peut être provoqué par la barrière de la langue, le regard ou l’hygiène, il reste le plus souvent lié à l’émotion.  « Tout ce qui relève du débat, de l’expression de son opinion, joue beaucoup. Là où les Japonais ne vont pas exprimer leur avis comme ils le voudraient vraiment, préférant l’appuyer sur des recherches, un Français va l’affirmer du tac au tac, sans forcément vérifier la chose qu’il affirme » indique Olivia Goto-Greget.

Mais nombre de Japonais sont désormais mieux préparés à ce décalage, notamment grâce aux agences de voyage nippones, qui ont pris l’habitude de les informer, avant leur départ, de ce type de différence culturelle. Sur place, ils sont en outre mieux accueillis grâce aux efforts entrepris par l’Office de tourisme de Paris, qui assure des séances de formation auprès des restaurateurs et hôteliers français.

Le musée du Louvre pense aussi à sa clientèle japonaise

Le musée du Louvre pense aussi à sa clientèle japonais. Crédit : Alexis Orsini

« Parmi les conseils donnés, on suggère de toujours accueillir les touristes japonais avec le sourire, de ne pas les faire attendre dans le hall de l’hôtel, de leur remettre le moindre objet avec les deux mains [en signe de politesse]… » détaille Patricia Barthélémy.

Et si nombre de touristes japonais continuent d’idéaliser certains quartiers de Paris, la nature même de leur voyage a bien changé : « Certains lieux restent incontournables comme le Montmartre d’Amélie Poulain et les Champs-Élysées, mais les Japonais qui viennent à Paris veulent vivre le Paris des parisiens. Ils tiennent à prendre les transports, à utiliser un Vélib’, à aller chez le coiffeur, à prendre un café dans un bistrot, à manger dans l’appartement d’un habitant… » Et donc à se frotter au fameux accueil parisien. Pour le meilleur et pour le pire.

Usbek & Rica
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