Sans bureau fixe : l’âge du travailleur hyperagile

5 Déc 2013

Dans son dernier essai, Sans bureau fixe (FYP éditions, 2013), le sociologue Bruno Marzloff dessine quelques pistes pour réinventer notre façon de travailler et de nous déplacer dans un cadre urbain chamboulé par l’invasion des technologies numériques.

« L’une des choses les plus improductives de notre économie est de déplacer chaque matin des millions de personnes vers des zones de travail puis chaque soir vers leur domicile. » C’est sur ce constat du prospectiviste américain Alvin Toffler que s’ouvre le livre de Bruno Marzloff. La phrase date de 1971, heure de gloire du plein emploi, de l’automobile et des banlieues résidentielles. Quarante ans plus tard, pourtant, elle n’a pas pris une ride : malgré les transformations d’une urbanité plus mobile, plus autonome, mais aussi plus précaire, nos villes reposent encore sur le modèle désuet des Trente Glorieuses.

Le transport, facteur de crise sociale

Tandis que nos métropoles tendent à devenir des mégapoles, les acteurs de la ville s’obstinent à les gouverner comme de simples cités, aux frontières et aux règles bien établies. Et malgré des investissements considérables en matière d’équipements et d’insfrastructures de transports, l’offre de mobilité court derrière une demande irratrapable. La faute à « l’organisation classique du travail », qui « génère des étirements insoutenables et un modèle de construction de mauvaises mobilités », nous dit Bruno Marzloff. Les chiffres lui donnent raison. En France, en seulement vingt-cinq ans, la distance moyenne domicile-travail a crû de 60% ! Près d’un quart des habitants de la région Ile-de-France (22%) passent même plus de deux heures par jour dans les transports. Le constat est valable pour les transports collectifs, de plus en plus bondés et aux horaires de moins en moins fiables, mais surtout pour l’automobile puisque 73% des actifs se rendent encore à leur lieu de travail en voiture, passant en moyenne 58 heures par an dans les bouchons d’après l’Inrix, un organisme qui étudie le trafic routier mondial. Au lieu d’être synonyme de vitesse et de confort, les transports apparaissent comme un des principaux facteurs expliquant les envies d’ailleurs de citadins souvent à bout de nerfs. Au Brésil, ils ont même été à l’origine de la crise sociale qui a secoué le pays en juin 2013, puisque le mouvement a démarré à Sao Paulo suite à la décision des autorités locales d’augmenter le prix du ticket de transport de 0,07 euro…

Travailler partout, tout le temps

Face à ce triste constat, Bruno Marzloff appelle à changer au plus vite de logiciel. Pour le sociologue, la solution pour sortir de l’impasse passe par une meilleure adaptation aux mutations du monde du travail : c’est parce que notre façon de travailler – et donc d’organiser nos journées et nos vies – est en train de se transformer en profondeur que nous allons pouvoir adopter de nouvelles solutions de mobilité, et non l’inverse. Encore faut-il, dans un premier temps, prendre la mesure du bouleversement que constitue l’invasion des terminaux numériques dans notre quotidien. Bruno Marzloff en est convaincu : la disponibilité de ces technologies de pointe, ajoutée à la crise profonde du marché de l’emploi, nous a fait entrer de plain-pied dans l’ère des solopreneurs. L’heure est aux startupers et aux employés free-lance, à une approche du travail à la fois plus indépendante et plus précaire. La preuve : 50% des Français déclarent envisager de créer leur entreprise. Mieux : d’après Ryan Coonerty et Jeremy Neuner, les auteurs du livre Rise of the naked Economy (Palgrave McMillan, 2013), 60 millions de travailleurs américains n’auront pas d’employeurs en 2020, soit 40% de la force de travail ! Grâce aux technologies numériques, « les contours du travail se floutent ». Nos vies sont faites d’arbitrages incessants entre des déplacements toujours plus nombreux. « Où commence et où s’arrête le travail ? », interroge ainsi le sociologue, qui souligne l’entremêlement des activités professionnelles et personnelles, deux sphères longtemps distinctes et aujourd’hui mêlées « sous les coups de boutoir du délitement du travail ».

Face à la surmobilité subie qu’engendre notre vieux modèle « transport-travail », Bruno Marzloff prône une politique de « remobilité » consistant à « déployer des mobilités plus créatives ». Cela passe par la reconnaissance officielle du travail mobile, incarné dans les espaces de coworking, hôtels d’entreprise, télécentres, cantines numériques et autres « tiers lieux » de création et de partage qui émergent dans les villes. « Le travail, ce sont aussi des temps, des espaces, des réseaux. Ils sont dispersés, labiles, évolutifs. Les stratégies des travailleurs s’incarnent ailleurs qu’au siège de l’entreprise ». À défaut de constituer un modèle, ces nouveaux espaces incarnent déjà une rupture avec le modèle classique de l’entreprise pyramidale et centralisée. « La localisation unique du travail au siège de l’entreprise est condamnée, à terme. L’entreprise ne résistera pas longtemps aux promesses de productivité de ce travail centrifuge », écrit Bruno Marzloff, pour qui les espaces de travail malléables de demain fonctionneront un peu sur le modèle des plateaux de tournage, comme l’imaginent Sandra Enlart et Olivier Charbonnier dans leur ouvrage À quoi ressemblera le travail demain ? (Dunod, 2013).

Retrouver de la proximité

Bureau partagé dans un espace de coworking à Vilnius, en Lituanie.
© Mindaugas Danys / Flickr

Paradoxalement, le travail à distance est une façon de relocaliser le quotidien, de retrouver de la proximité, de tisser du lien social autour d’une nouvelle forme de subsidiarité. Pour Bruno Marzloff, il est temps que la métropole « inverse sa logique centrifuge et radioconcentrique au bénéfice d’une mosaïque de voisinages, de quartiers, de cités et d’intercommunalités. » Une façon d’entériner le glissement progressif du droit aux transports vers le droit à l’accès. Bruno Marzloff s’attarde ainsi sur l’exemple emblématique de la chaîne de cafés Starbucks, qui vient de s’allier à Google et à la société Powermat pour proposer à ses usagers une connection encore plus rapide et un système de chargement sans fil des appareils numériques. « Le travailleur, débarassé de ses fils à la patte, entre de plain-pied dans un écosystème fluide. Cette escale devient une « station des sens » combinant mobilités, connexion et recharge. Est-ce le caravansérail du futur ? »

Bruno Marzloff s’attarde aussi sur les mutations contemporaines de l’économie, soulignant deux tendances structurelles : « le déplacement rapide d’une économie industrielle vers une économie servicielle » et « la capacité de la société civile et des acteurs publics d’orienter la puissance des réseaux sociaux vers le collectif », en particulier à travers la montée en puissance de l’économie du partage (également appelée « économie collaborative »). C’est dans ce contexte que le sociologue situe l’avènement du travailleur « sans bureau fixe ». À ce jour, il distingue quatre catégories distinctes de travailleurs : le « sédentaire », le « mobile occasionnel », « l’hypermobile indépendant » et « l’hyperagile ». C’est ce dernier qui constitue, pour Bruno Marzloff, « l’allégorie du travailleur en devenir ». Nomade ultraconnecté, il incarne la « transition de l’automobile au mobile » et l’émergence de ce « quotidien à distance » que le sociologue juge, à terme, inéluctable.

Sans bureau fixe. Transitions du travail, transitions des mobilités, de Bruno Marzloff (FYP éditions, 2013).

Carte d’identité : Sociologue et prospectiviste, Bruno Marzloff anime depuis vingt ans Chronos, un laboratoire de mobilités innovantes qui réunit des acteurs des transports, des intelligences, des médias et de la Ville. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Le 5e écran (FYP éditions, 2009), Pour une mobilité plus libre et plus durable, avec Daniel Kaplan (FYP éditions, 2009) et Mobilités, trajectoires fluides (Aube, 2005).

Usbek & Rica
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