Retrouver le sens du mot « construire »
Dans leur dernier essai philosophique, les architectes et amis Paul Chemetov et Marc Mimram s’interrogent ensemble sur le sens du mot “construire” à l’heure où les crises écologiques, sociales et immobilières secouent le monde de la fabrique urbaine.
Cet ouvrage est publié aux éditions du Linteau, une maison dédiée aux textes de toutes celles et ceux qui participent activement à la construction de nos villes. Il apporte un décryptage de nos modes de faire qui devrait inspirer architectes, urbanistes, ingénieurs et constructeurs dans les prochaines années.
Depuis qu’ils se sont rencontrés à l’École des Ponts et Chaussées, l’un étant l’enseignant de l’autre, l’architecte-urbaniste Paul Chemetov et l’architecte-ingénieur Marc Mimram partagent un attachement certain pour la qualité constructive des projets. Près de quarante-cinq ans après leurs premiers échanges et débats, ils expriment encore et toujours leurs engagements communs. Des décennies marquées par la conception et la réalisation d’ouvrages d’envergure pour lesquels ils se sont associés comme la Galerie de l’évolution, le ministère des Finances, l’atelier Masséna ou la Jetée de la Défense. Ces exemples, pour ne citer qu’eux, illustrent et révèlent leur vision de l’architecture, celle d’un art de la transformation.
Une vision que ces “alter egos de la bâtisse” ont retranscrit dans une conversation écrite nommée Constuire. Dans cet essai, les auteurs abordent plusieurs thématiques et pensées structurantes à l’instar des temporalités et des vérités de la fabrique d’un projet, de leur propre responsabilité dans les mutations urbaines, notamment dans la crise climatique et écologique, de l’imparfaite bien que nécessaire intégration des œuvres architecturales au sein du paysage existant. Et ils abordent, naturellement, l’acte de bâtir en lui-même.
Du dessin au chantier
“Il y aurait un art de bâtir, celui des architectes et un bâtir en actes, celui des ingénieurs”. Tout au long de l’ouvrage, tel un fil conducteur, les auteurs apportent et assument un regard critique sur le rôle présumé des architectes et celui des ingénieurs dans le jeu d’acteurs complexe qui rythme la fabrique urbaine. De même sont questionnées les fonctions présumées de l’art et de la technique dans la conception et la construction d’un projet. Des stéréotypes qui séparent les dessins des calculs, les pensées des chantiers, et qui constituent un enjeu majeur depuis près de deux siècles.
Paul Chemetov l’a d’ailleurs rappelé lors de la conférence-débat organisée pour la sortie du livre à la cité de l’architecture, animée par Francis Rambert : “Il existe en France, en particulier, et depuis le XIXᵉ siècle, une coupure imbécile entre les ingénieurs qui ne seraient que des calculateurs et les architectes qui ne seraient que des dessinateurs, voire des aquarellistes”. Cette supposée dichotomie dessert, selon eux, la profession. Il est vrai qu’au sein des écoles qui forment nos futurs architectes et ingénieurs, les liens entre les compétences et les expertises ne se font pas constamment. Et cela cantonne les étudiants, puis les professionnels, à des rôles précis, parfois déconnectés de la réalité urbaine.
Or le projet est un lieu de dialogue et d’apprentissage. Comme l’évoquent les auteurs : “On apprend beaucoup de l’architecture en étant ingénieur et beaucoup des ingénieurs en étant architecte si l’on accepte de ne pas s’enfermer dans cette ancienne opposition, qui réduit l’architecte à n’être qu’un dessinateur habile et l’ingénieur un calculateur infaillible”. Ces métiers doivent aujourd’hui être véritablement liés et repensés pour favoriser l’émergence de synergies fortes et concrètes. Et ce, pas seulement pendant les premières phases d’un projet, mais bien dans son cycle de vie complet.
Parce qu’il arrive encore régulièrement que les concepteurs, qu’ils soient architectes ou ingénieurs, n’investissent pas ou très peu les chantiers, pour des raisons délibérées ou politiquement, financièrement contraintes. Cela accentue la coupure entre le faire et la matérialité du projet. Il s’agit pourtant d’opportunités uniques pour continuer d’apprendre et permettre l’évolution des ouvrages urbains. Les chantiers correspondent à des temps et des lieux au sein desquels émane une certaine effervescence de réflexions, de savoirs et d’interactions. “Le chantier, lui aussi, pense”, et les deux auteurs insistent particulièrement sur ce caractère apprenant en citant notamment les ponts de la Concorde et de Marly, pour lesquels “le chantier dans sa dimension constructive et matérielle permit de concevoir de manière juste et adaptée […] et apporta la preuve de l’indissociabilité du chantier et du projet”.
Quel modèle pour demain ?
Cette problématique de la matérialité, du chantier, du faire, amène naturellement le sujet principal de l’essai, celui de la construction, de l’architecture, de cet art de la transformation. “Construire, c’est parcourir les étapes d’un cheminement non balisé : la fabrique du projet” nous partagent Paul Chemetov et Marc Mimram. Et ce cheminement implique nécessairement une mutation de l’existant, une transformation des paysages que nous habitons et que nous nous approprions. L’architecture modifie nos lieux de vie et impacte, de fait, nos quotidiens. C’est la raison pour laquelle les professionnels portent une forme de responsabilité et doivent s’engager pour l’intérêt général à composer avec un contexte local, un sol, un climat, une culture ou même un bâtiment existant.
Un enjeu primordial dans la situation de crise climatique inédite que nous sommes en train de vivre et qui a notamment été abordé lors de l’exposition “Conserver, adapter, transmettre” au Pavillon de l’Arsenal. Avec la présentation d’une quarantaine de projets de rénovation, réhabilitation et reconversion, l’exposition décrypte les nouveaux modes de faire. Innovations techniques, sobriété énergétique, extraction et transport de matériaux, la démarche bas carbone doit maintenant être partout, du dessin à l’usage.
Cette construction de la ville sur la ville, les auteurs, eux aussi, la pratiquent et la revendiquent. “La démolition à tout-va des bâtiments, au lieu de leur transformation est une hérésie. Affirmons le réemploi, au lieu de tout envoyer à la casse ou à la décharge, comme si ces dépôts, et leur gestion, étaient gratuits. Faisons le choix de bâtiments qui permettent plusieurs usages successifs, au lieu d’être monofonctionnels : bureaux, logements, parkings, ou même écoles…”. Des transformations urbaines plus responsables, plus en lien avec les défis écologiques, économiques ou sociaux, chacun étant intimement connecté l’un à l’autre au sein de la fabrique urbaine.
Les deux architectes ne manquent d’ailleurs pas d’évoquer ces trois sujets primordiaux dans leur livre. Ils soulignent un point essentiel dans un chapitre consacré à la position de l’architecture entre l’artisanat et l’industrie, celui de l’état actuel du parc de logements sociaux et la manière dont nous les produisons en France depuis des dizaines d’années. “Il n’en reste pas moins que la construction, notamment celle du logement social, nécessite une réflexion sur son mode de production, ses nouveaux outils de fabrication. Elle ne peut se satisfaire du standard actuel des logements, ni de la pauvreté des modes d’habiter qu’il propose, même habillés d’encorbellements en façades. Les évolutions dans l’habitat méritent mieux, et là aussi, la révolution des modes de production peut modifier les pratiques architecturales. La transformation du rapport entre artisanat et industrie n’est pas close”.
La construction fait aujourd’hui plus que jamais parler d’elle. Elle est au cœur des débats entre les besoins de produire des logements pour répondre aux enjeux démographiques et ceux du dérèglement climatique qui poussent davantage à ralentir le rythme pour se concentrer sur le tissu bâti existant. Bien heureusement pour nos villes et ses habitants, des acteurs réfléchissent et agissent pour créer du lien entre ces défis majeurs, et accélérer une prise de conscience collective dans la fabrique urbaine. Pour des futurs souhaitables, durables et accessibles à toutes et tous.