Quels rôles pour les villes dans la justice alimentaire ?

8 Fév 2024 | Lecture 4 min

Entre la production et la distribution de denrées alimentaires, les villes sont des actrices de premières lignes dans l’accès de toutes et tous à une alimentation saine et locale.

Comment les collectivités prennent à bras le corps la question de l’alimentation ? Quels espaces cela vient-il créer ? Comment cela participe à rendre les villes plus durables et autosuffisantes ?

La justice alimentaire ou l’extension de la justice sociale

Pour mieux appréhender le concept de la justice alimentaire, il est nécessaire de faire un retour en arrière de quelques années, jusqu’à Rome en 1996, où le Sommet mondial de l’alimentation a formulé sa première définition : une situation où les populations défavorisées ne sont pas confrontées à l’insécurité alimentaire, bénéficiant ainsi d’un accès équitable à une alimentation saine et de qualité. Cette définition soulève une interrogation : qu’est-ce qui prévaut réellement ici, l’alimentation ou la justice ? La réponse ne se limite pas essentiellement à des aspects de production ou de qualité alimentaire, mais repose plutôt sur l’assurance que l’amélioration de l’accès à cette nourriture soit réalisée de manière juste.

Traditionnellement, la justice alimentaire est perçue comme un enjeu de répartition des ressources alimentaires et d’accès physique à la nourriture. Le concept de désert alimentaire (food desert) aux États-Unis se base d’ailleurs sur cette approche pour définir un espace où l’accès à une alimentation saine et abordable est compromis, en raison de l’absence de supermarchés ou d’opportunités de déplacement pour se rendre au point de vente. Cependant, la justice alimentaire dépasse cette simple notion de spatialisation, pour ne plus considérer seulement les équipements commerciaux ou l’efficacité des réseaux d’approvisionnement, mais aussi la dimension sociale et économique des citoyens.

En l’abordant sous cet angle, il est important de se demander ce qui est accessible, pour qui et à quel prix. Alors, il ne s’agit plus seulement de pouvoir y accéder physiquement mais bien d’y avoir le droit et d’en avoir les capacités financières. La justice alimentaire ne dépend donc pas seulement d’un système spatial mais aussi, et surtout, d’un système socio-économique qui encadre ces capacités d’accès.

Julien Noël, chercheur à l’école d’agronomie de Gembloux à Liège et docteur en géographie à Nantes, nous explique par ailleurs que la nourriture de qualité est devenue un objet politique. La justice alimentaire tente de remettre la bonne alimentation au cœur de la vie citoyenne et de pointer du doigt les dysfonctionnements de nos systèmes alimentaires. Lutter contre l’insécurité alimentaire est donc avant tout un enjeu politique, qui prolonge les objectifs de la justice sociale et qui peut se traduire de différentes manières selon les pays et les préoccupations des citoyens. Alors que c’est la santé qui prime en Angleterre, les États-Unis luttent surtout contre leurs déserts alimentaires, tandis qu’en France nous nous focalisons surtout sur la qualité des produits en raison de notre forte tradition gastronomique.

Comment agir ? Quels dispositifs ?

Si la justice alimentaire est aujourd’hui l’une des urgences de notre époque, c’est que de nombreux facteurs entravent encore l’accès universel à une alimentation saine et appropriée. Les conflits politiques, les fluctuations économiques, les crises sanitaires, mais aussi le dérèglement climatique sont autant de forces instables qui viennent alimenter ces inégalités d’accès :

Ce contexte de climat instable oblige les pouvoirs publics à rétablir un équilibre pour faire disparaître l’insécurité alimentaire. Les collectivités territoriales jouent un rôle crucial dans ce processus, pouvant intervenir à différentes échelles, en promouvant par exemple une alimentation biologique et/ou locale dans les cantines scolaires, ainsi qu’en mettant en place des politiques favorables au maintien des commerces de proximité pour contrer le phénomène des déserts alimentaires

Ces initiatives s’insèrent à plus grande échelle, nationale, puisqu’elles peuvent être financées par l’État et sa législation. La Loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt finance notamment les Projets Alimentaires Territoriaux, ces démarches locales et collectives qui rassemblent divers acteurs du territoire autour d’une problématique sur l’alimentation. À visée sociale, économique ou environnementale, ces PAT croisent bien souvent l’ensemble de ces dimensions et remplissent divers objectifs, par exemple : mieux préserver la biodiversité, redynamiser le tissu économique local, ou encore, comme nous l’avons cité, augmenter la part des produits bio et locaux dans les cantines. Par ailleurs, à cet effet, la Loi EGalim de 2018, qui agit pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire, impose entre autres à la restauration collective publique de proposer au moins 50% de produits durables et de qualité dont au moins 20% issus d’agriculture biologique. Une loi qui aborde globalement les notions de souveraineté alimentaire et de précarité avec des objectifs majeurs tels que garantir une rémunération équitable aux agriculteurs, assurer le bien-être animal, et renforcer la qualité sanitaire, environnementale et nutritionnelle des produits alimentaires.

Cependant, même en présence d’un cadre législatif, la responsabilité de sa mise en œuvre incombe aux associations et aux collectivités, qui doivent s’en emparer en mettant en place divers dispositifs.

Ces espaces de vie et d’entraide qui agissent pour la justice alimentaire

Si la crise sanitaire a fragilisé les citoyens les plus précaires dans leur accès à une alimentation saine, elle a aussi catalysé l’importance de la justice alimentaire au cœur des politiques publiques, donnant ainsi naissance à plusieurs projets novateurs.

L’opération Paysages Nourriciers de Nantes est l’une de ces savoureuses initiatives nées du confinement du printemps 2020. Son but : cultiver un maximum de fruits et légumes de saison dans l’espace public afin d’aider les habitants à avoir accès à une alimentation saine et responsable. La Ville produit donc des fruits et légumes dans ses espaces verts pour ensuite les distribuer gratuitement aux populations les plus défavorisées. Au total, ce sont 5 800 m2 de terres réparties en 25 potagers qui sont cultivés, 11 sont gérés par les agents publics de la Ville, tandis que les 14 autres sont gérés par des associations.

En 2020, la 1e saison avait sû répondre à l’urgence sociale de la crise sanitaire en redistribuant les 25 tonnes de produits récoltés. Cette année, la 4e saison s’est clôturée par un événement festif rassemblant bénévoles, agents et bénéficiaires autour d’un moment convivial de cueillette, d’animations, de visites et d’échanges pour célébrer la récolte. Cette fête a marqué dignement les neuf tonnes de produits récoltés durant la saison, permettant ainsi d’offrir des paniers de fruits et légumes ultra-frais à plus d’un millier de foyers nantais, sans compter les bénéficiaires des distributions réalisées par les grandes associations d’aide alimentaire (Secours populaire, Resto du coeur…). Au-delà de la simple production, cette initiative dépasse les limites du jardin en sensibilisant les citoyens sur leur mode de consommation et d’alimentation au travers des “papotes et popotes solidaires” : des ateliers de cuisine et de jardinage, des séances de dégustation, ou encore des échanges de conseil et d’astuces pour bien manger à petits prix.

Paysages nourriciers – saison 4. Pour lutter contre la précarité alimentaire, récolte à Nantes de fruits et légumes dans 25 potagers pour abonder en frais l’aide alimentaire locale. Agents et asso partenaires sensibilisent les habitants à une alimentation saine et durable.

Paysages nourriciers – saison 4. Pour lutter contre la précarité alimentaire, récolte à Nantes de fruits et légumes dans 25 potagers pour abonder en frais l’aide alimentaire locale. Agents et asso partenaires sensibilisent les habitants à une alimentation saine et durable.

À l’instar de Nantes, la métropole de Lyon œuvre en faveur de la justice alimentaire et aspire à devenir une terre nourricière, visant à accroître l’autonomie alimentaire de 5 à 15 % dans un avenir proche. Cependant, cette ambition ne peut se réaliser pleinement sans la collaboration des producteurs. Jérémy Camus, le vice-président de la métropole de Lyon, le souligne : « Nous ne concevons pas la démarche de justice alimentaire sans y associer les producteurs locaux. » Une volonté politique qui se tourne alors davantage vers la justice agri-alimentaire. À la fois mouvement social, concept théorique et objectif opérationnel, elle met en lumière, en plus des inégalités liées à l’insécurité alimentaire, les défis rencontrés par les producteurs agricoles paupérisés et marginalisés, ajoutant ainsi une dimension de justice socio-économique agricole. En promouvant un accès équitable à une alimentation saine, la justice agri-alimentaire vise aussi à reconnaître la valeur du travail des agriculteurs et à encourager une rémunération juste.

On retrouve notamment ces objectifs dans la politique alimentaire de la ville, encadrée par le PAT lyonnais, qui vise à améliorer la résilience alimentaire du territoire. Parmi les dispositifs déployés, figure la Maison engagée et solidaire de l’alimentation, également connue sous le nom de Mesa (qui signifie “table” en espagnol). Un tiers-lieux qui réunit restaurant, épicerie, cafétéria et cuisine de quartier au sein d’un espace unique dans le huitième arrondissement de Lyon. Porté conjointement par les associations VRAC et Récup & Gamelles, cet espace hybride se positionne comme un laboratoire de la justice et de la démocratie alimentaire.

L’association Vers un Réseau d’Achat Commun (VRAC) développe des réseaux de groupement d’achat dans les quartiers prioritaires et propose ainsi aux habitants du quartier des produits bio issus de ses centrales d’achat. Cependant, l’épicerie a une spécificité : elle expérimente la triple tarification. D’abord, un tarif « coup de pouce » pour les personnes redirigées par les partenaires sociaux, un tarif « quartier », pour les habitants du quartier ou d’autres quartiers prioritaires de la politique de la ville et un tarif « solidaire » pour les personnes extérieures. Une manière d’agir au plus local et de lutter contre les déserts alimentaires.

Côté fourneaux, l’association Récup et Gamelles prend en charge les services quotidiens du midi et propose trois fois par semaine des services entièrement végétariens cuisinés à partir d’invendus alimentaires. Une initiative qui rassemble les habitants autour de plats antigaspi qui valorisent les restes et surplus.

En dépit des efforts politiques et des multiples initiatives déployées pour lutter contre l’insécurité alimentaire, celle-ci persiste, marquée par une augmentation des bénéficiaires et une précarisation croissante des publics, comme en témoignent les longues files d’étudiants aux points de distribution alimentaire. À cela s’ajoute le contexte économique actuel qui fragilise les budgets de certaines associations, telles que le Resto du cœur, incapables désormais de répondre à la demande croissante. Face à ces défis persistants, quelle est la perspective d’avenir ? Comment les collectivités et les acteurs publics envisagent-ils de développer de nouvelles solutions pour lutter contre la précarité et l’insécurité alimentaire ?

LDV Studio Urbain
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