Quel futur pour les rues en Inde ?

Ville de Varanasi, Inde ©️ Charl Folscher via Unspalsh
16 Sep 2020 | Lecture 5 minutes

En France, depuis la crise sanitaire, on observe un renforcement de la reconquête de l’espace public. Une appropriation issue de l’urbanisme tactique, qui existe pourtant depuis toujours de manière spontanée dans certains pays comme l’Inde. Les espaces publics font en effet partie intégrante de la vie quotidienne indienne, étant le prolongement de l’habitat, un espace extérieur indispensable.

Et pourtant, depuis quelques années, la multiplication des grands projets urbanistiques vient chambouler ces mécanismes, menaçant leur disparition. Qu’en sera-t-il demain ? Quel est l’avenir de l’espace public indien ?

Petit rappel historique de l’urbanisation indienne

La morphologie actuelle des villes indiennes a grandement été influencée par deux épisodes historiques qui ont marqué leur mutation urbaine : la colonisation britannique et l’entrée du pays dans la mondialisation. Bien que les premiers réseaux de villes, fondés par les civilisations aryenne et dravidienne, datent d’environ 600 av. J-C, c’est bien la phase d’urbanisation liée à la période coloniale britannique, puis les dynamiques industrielles et commerciales engendrées par le processus de mondialisation, qui ont durablement modifié la structure des villes indiennes, mais aussi permis de développer leur résilience urbaine.

Aujourd’hui le pays est structuré par une grande diversité de formes urbaines, de situations géographiques et économiques, mais aussi une vraie diversité culturelle et politique. Entre ruralité et urbanité, les territoires indiens sont autant composés de cœurs urbains historiques et de ruelles étroites comme le quartier du vieux Delhi, que de bidonvilles extrêmement denses ainsi que de nouveaux centres d’affaires à l’architecture moderne et verticale comme celui de Mumbai. Le pays représente également un vaste territoire d’expérimentation urbaine, au sein duquel des villes nouvelles comme Chandigarh, planifiée par Le Corbusier, ou encore Auroville, cité utopique fondée par Mirra Alfassa, ont pu émerger.

Cité utopique Auroville, Inde ©️ Matthew T Rader via Unsplash

Cité utopique Auroville, Inde ©️ Matthew T Rader via Unsplash

L’Inde est actuellement le deuxième pays le plus peuplé du monde et ses trois plus grandes métropoles (Mumbai, Delhi et Kolkata) recensent plus de 10 millions d’habitants. De récentes statistiques préconisent que l’Inde pourrait compter 68 villes de plus d’un million d’habitants en 2030 et 800 millions de citadins en 2050. L’enjeu urbain dû à la croissance démographique nationale, l’organisation spatiale d’aujourd’hui, mais surtout celle de demain et la transition durable du pays représentent de ce fait des défis de taille.

L’investissement de l’espace public en Inde

La spatialité indienne est particulièrement intéressante dans la conception et la notion même de l’espace public. De nombreux spécialistes, géographes, urbanistes, sociologues, architectes ont étudié ce sujet afin de mieux comprendre l’aménagement urbain de ce vaste territoire. Le lexique pour qualifier l’espace public indien et plus particulièrement la rue, est varié : tourbillon de couleurs, d’odeurs, d’agitation, de bruit et de poussière” pour l’architecte Lise Tourneboeuf, une brutalité en chaîne” pour le géographe Jacques Lévy, urbanisation subalterne” pour la directrice de recherche Marie-Hélène Zerah.

Les rues indiennes, leur morphologie, leur fonction et leur usage, sont en effet bien différentes de ce que nous connaissons en France et se rapprochent finalement aujourd’hui, à une certaine échelle, de la nouvelle appropriation post-confinement de l’espace public français.

Les pratiques des usagers modèlent constamment et invariablement de nouveaux espaces inappropriés […] L’espace public est en perpétuelle réactualisation dans la combinaison des interactions qui s’y produisent.

Comme l’explique Carole Lenoix dans l’article “L’Inde sans espace public”, les usages des rues indiennes se renouvellent quotidiennement en fonction des interactions sociales, des activités commerciales, ou même de la circulation. Le fait est que la frontière entre l’espace privé et l’espace public semble parfois difficile à discerner. Dans de nombreux quartiers, la rue devient en fait le prolongement de l’espace privé. La rue est ainsi investie non seulement comme un lieu de déplacement, mais aussi de vie et de travail.

Investissement d’une rue indienne  ©️ Belle Maluf via Unsplash

Investissement d’une rue indienne  ©️ Belle Maluf via Unsplash

Cette organisation spatiale est notamment due à deux facteurs : la pauvreté et le commerce. Le fort taux de pauvreté de l’Inde, qui atteint en 2018 13,4%, oblige une partie conséquente de la population à s’approprier les rues pour une fonction vitale, “résidentielle”, pour y développer une forme d’habitat précaire. L’architecte Lise Tourneboeuf nous indique par exemple que “parfois des abris deviennent résidence permanente”. De plus, les espaces publics des villes indiennes sont également fortement investis de manière spontanée et souvent informelle, par des étals commerciaux. Cette dynamique participe à développer l’image d’un urbanisme “bricolé”, tel que le décrit la directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement à New Delhi Marie-Hélène Zerah.

Cette appropriation spontanée peut paraître déroutante, notamment pour les personnes habituées à un urbanisme européen, au sein duquel certaines fonctions sont attribuées à la place publique et à la rue. L’espace public indien quant à lui, la mixité qu’il existe entre le privé et le public, favorisent l’émergence d’une fonction conviviale, d’interaction et de cohésion sociales. Les habitantes et habitants se retrouvent dehors, investissent l’espace public et se retrouvent dans la rue comme d’autres pourraient se retrouver dans un café.  Cela reste bien entendu à nuancer avec les grands défis urbains, sociaux, égalitaires de la société indienne.

De l’urbanité spontanée au développement de grands projets urbains structurants

En 2015, le gouvernement indien a lancé un ambitieux programme de rénovation urbaine dans l’objectif de faire émerger une centaine de “smart cities”. Soutenu par la France, 99 villes pilotes ont été désignées afin de promouvoir des villes équipées d’infrastructures de base offrant à tous les citoyens une qualité de vie ­décente, un environnement propre et un usage de solutions intelligentes”.

Ville de Mumbai  ©️ Vidur Malhotra

Ville de Mumbai  ©️ Vidur Malhotra

Pour assurer cette profonde métamorphose urbaine, le gouvernement a mis en place une aide financière de près d’un milliard de roupies, soit 13,4 millions d’euros, à destination des collectivités. Que les actions se concentrent sur la mobilité, l’habitat, les infrastructures ou bien l’assainissement des villes, l’ambition première est d’assurer une bonne qualité de vie. Le premier ministre Narendra Modi a tenu à impliquer les citoyens indiens dans ce processus en organisant une grande conférence participative. L’idée est également de connecter ces nouvelles villes intelligentes par un vaste réseau de transport. De cette manière, le gouvernement indien espère désengorger les grandes métropoles et s’engager vers la transition durable du pays.

L’efficacité et l’intérêt de ce considérable projet ne font pourtant pas l’unanimité. En effet, cette transformation urbaine paraît déconnectée de la réalité, du contexte et de l’urbanisme indiens selon certains spécialistes dont Marie-Hélène Zerah. En plus de faire émerger des villes intelligentes dans le pays, le défi de ce programme est en fait de développer un urbanisme social et local. L’objectif principal réside en effet dans la préservation de la richesse culturelle actuelle créée par l’appropriation si spécifique des rues en Inde. Une richesse aujourd’hui menacée par les grands projets urbains structurants qui se développent en Inde et dans le monde entier. Et cette préservation n’est possible qu’avec l’intégration complète des populations et des cultures locales dans le processus de fabrique urbaine. De cette manière, ce qui fait aujourd’hui le cœur de la ville indienne pourrait être moins menacé par la normalisation urbaine qu’engendre bien souvent la mondialisation.

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