Quel avenir pour les dalles urbaines ?

Le quartier Meriadeck à Bordeaux
4 Fév 2019

« Et si on protégeait les piétons du trafic automobile ? » En voilà une initiative intéressante qui a germé dans l’esprit des aménageurs de la seconde moitié du vingtième siècle. Dès les années 1960, l’idée émerge de réaliser de grandes esplanades au-dessus des axes routiers ou ferroviaires afin d’effacer les ruptures que ces axes créaient en ville. Ces terrasses, principalement dédiées aux piétons et aux espaces publics, sont appelées des dalles urbaines.

Alors signe de modernité, cette nouvelle forme architecturale et urbaine a pourtant rapidement démontré ses limites et les critiques ont commencé à fuser à leur encontre dès les années 1970. Mais après presque un demi-siècle d’existence dans plusieurs villes françaises, les dalles urbaines ont accueilli de nombreux logements ainsi que de nombreux commerces. Avec eux, une appartenance particulière de la part des habitants à ces lieux parfois très critiqués. De quelles manières ces éléments de la ville ont-ils donc évolué et quel pourrait bien être leur avenir dans les prochaines décennies ?

La dalle de la Défense

La dalle de la Défense. Crédit : hrohmann

Les dalles urbaines, nouveau lieu urbain plein d’ambitions

Dès les années 1920, l’idée de dalle apparaît dans l’esprit de certains architectes et urbanistes. Parmi eux, Le Corbusier ou encore Ludwig Hilberseimer participent à l’émergence d’une réflexion à propos de l’agrandissement et de la réorganisation des villes. Ils souhaitent trouver une solution architecturale dans le but de faciliter les déplacements de chaque utilisateur de la ville, en particulier les automobilistes et les piétons. À cette époque en effet, les circulations automobiles étaient de plus en plus compliquées au cœur des villes, rendant plus dangereux encore le passage des piétons. S’il ne s’agit alors que de théories sur ces aspects, la concrétisation des concepts proposés par les architectes de l’entre-deux guerres ne voit finalement le jour en France que quelques décennies plus tard.

Après la Seconde Guerre Mondiale, dans les années 1950-1960, se pose la question de la dangerosité du développement automobile et de la nécessité de protéger les piétons tout en facilitant l’usage des voitures. En 1963, le rapport anglais dit « Buchanan » et intitulé « Traffic in towns » préconise ainsi la réalisation de grandes esplanades urbaines afin de mieux sectoriser les déplacements : au niveau du sol, les voitures ;  au niveau supérieur, les piétons. La principale intention de ce rapport est ainsi d’adapter la ville au trafic routier… en le contournant par-dessus.

De vastes dalles sont alors construites à quelques mètres au-dessus du sol dit « naturel » de la ville, au lieu de creuser de nouveaux espaces publics en profondeur. Sous les voiries se multiplient les réseaux en tous genres, comme le métro et l’alimentation en eau ou en électricité. Il semble alors aux architectes bien plus pertinent d’élever le sol de la ville, pour ensuite y ériger de nouveaux immeubles de logements ou de bureaux. L’objectif est alors de construire une ville à différents niveaux de hauteur, plus sûre et plus agréable à vivre, sans les nuisances liées à la présence de l’automobile.

À Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) par exemple, la dalle surplombant la RN 186 supporte un ensemble de commerces, de logements, de bureaux, de services administratifs et de parkings depuis 1957. Cette nouvelle centralité se voyait déjà comme « le cœur vivant de la cité, le lieu des échanges, du travail et des loisirs », comme l’indique un bulletin municipal de l’époque. Mais entre ce qui était projeté et ce qui a finalement été réalisé, se trouve un gouffre. Si bien qu’en 1977, l’opération est déjà stoppée par décision du conseil municipal, du fait de l’échec indéniable de l’opération.

Près d’un demi-siècle plus tard, à Choisy ou ailleurs, l’état des lieux concernant les dalles urbaines semble plutôt peu concluant. À défaut d’avoir eu pour objectif de faciliter les séparations entre des strates hautes et basses et de protéger les piétons des flux routiers ou ferroviaires, les quartiers créés en deviennent alors isolés et bien moins animés que prévu. Parfois même, c’est un sentiment d’insécurité qui peut régner sur ces grandes esplanades usées par le temps.

Les dalles urbaines face à de nombreuses critiques

Les dalles urbaines commencent à cette époque à être boudées et leur déclin se fait de plus en plus ressentir. De leur côté, les chocs pétroliers successifs des années 1970 ont également participé à réduire les ambitions de la dalle de la Défense. Ailleurs à Paris et dans les autres villes de France, la construction de dalles urbaines se poursuit, comme à Evry ou à Cergy, mais de fil en aiguille, l’envie de retrouver une ville à hauteur du sol « naturel » se fait davantage ressentir au sein des municipalités.

Plus qu’une terrasse permettant d’effacer les ruptures créées par les axes routiers ou ferroviaires, la dalle constitue donc à cette époque une nouvelle rupture physique dans la ville. Entre les différents niveaux ainsi créés, séparant les usages de l’automobile des usages piétons ou des immeubles, l’accessibilité n’est envisageable que par le biais de rampes ou d’escaliers, invitant alors à accroître les difficultés à se rendre sur la dalle proprement dite. Parfois, il est également nécessaire de traverser certains équipements afin de se rendre à un endroit précis, entraînant les personnes non-habituées à rapidement se perdre. À la Défense, la superficie de la dalle (plus de 30 hectares) participe elle aussi à ce sentiment de désorientation.

Par ailleurs, une autre critiques évoquée par les détracteurs des dalles serait la difficulté pour les véhicules d’intervention pour accéder à la dalle en cas de besoin. Ces contraintes, principalement dues aux lieux d’accès restreints au niveau souhaité ainsi qu’aux nombreux recoins présents sur la dalle, entraîneraient par la suite un déséquilibre dans le maintien de l’ordre et de la sécurité.

L’architecte-urbaniste Virginie Picon-Lefebvre, indique à ce sujet qu’il y a « surtout des critiques qui émanent en ce qui concerne l’ambiance et le confort de ces espaces-là. » La critique des dalles porterait alors sur leur monotonie, due au souhait de modifier profondément les modes de vie des habitants. « Les détracteurs de l’époque dénoncent la standardisation des immeubles, alors qu’en réalité ils sont souvent très confortables », poursuit l’architecte.

Et pourtant, aujourd’hui encore, après les avoir boudées pendant plusieurs décennies, ces espaces publics continuent d’être aménagés, par exemple derrière la gare parisienne d’Austerlitz. Mais avec les critiques qui dénoncent la création de ces dalles mal perçues, quel peut-être leur avenir ?

Réutiliser les dalles existantes ? Quel avenir ?

« Aujourd’hui, les villes ont hérité de nombreuses dalles, qu’elles soient privées ou publiques », indique Virginie Picon-Lefebvre. « Je suis contre l’idée qu’à chaque époque il faut renoncer à l’époque précédente pour tout effacer et refaire autre chose. Je suis partisane de savoir ce qu’il s’est passé à l’époque précédente afin d’en tirer le meilleur. »

Tirer le meilleur d’espaces lourdement dénoncés, c’est justement ce qui est en train de se produire sur la dalle des Invalides, dans le centre de Paris. Dans le cadre de l’appel à projet Réinventer Paris, les candidats étaient nombreux à imaginer le futur de cet espace. En faisant des 18 000 mètres carrés de sous-sol un grand espace d’exposition dédié aux métiers d’art, en y installant des fablabs ou encore une grande halle alimentaire, l’équipe de l’architecte retenu, Dominique Perrault, espère bien redonner toute sa vie à cette relique de l’exposition universelle de 1900.

À Bordeaux, le quartier de Meriadeck est lui aussi sous forme de grande dalle urbaine, soumise depuis un peu plus d’une décennie à une restructuration totale. Perçue jusqu’alors comme une forteresse de béton, l’objectif des aménageurs, et en particulier de l’agence A’URBA, consiste à adoucir les liaisons entre la dalle et les rues environnantes, afin de mieux intégrer l’ensemble urbain à son environnement. D’après la programmation urbaine proposée par les urbanistes, cela passerait notamment par l’implantation plus poussée de continuités végétales et par l’effacement des rampes et escaliers en béton qui rendent l’accès plus difficile.

Le quartier Meriadeck à Bordeaux

Le quartier Meriadeck à Bordeaux. Crédit : Marc Ryckaert

Pour sa rénovation récente, la dalle Kennedy de Rennes a même reçu le prix “Qualité urbaine, architecturale et paysagère” décerné par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). L’arrivée du métro, la rénovation des logements et la redynamisation des commerces a permis de replacer le quartier non plus comme un élément isolé de la capitale bretonne, mais bien comme un élément dynamique et constituant de la ville.

Dalle Kennedy Rennes

La rénovation de la dalle Kennedy à Rennes © Rennes – Dalle Kennedy

Aux Pays-Bas, l’Office for Metropolitan Architecture (OMA) et l’architecte Christian de Portzamparc ont tenté le coup dans le centre-ville d’Almere : ils ont revisité l’urbanisme sur dalle, tout en y intégrant dès le début des accès fluides pour les piétons et les cyclistes à différentes niveaux de hauteurs du quartier. Le projet est ainsi bien intégré dans l’ensemble de la ville, malgré le contraste géométrique et son orientation volontairement décalée par rapport au reste du tissu urbain.

Ces différents projets, bien qu’étant uniques, tendent pourtant tous à rénover les dalles héritées des années 1960 selon une vision similaire : celle de recoudre le lien entre le tissu de la dalle et les réseaux des alentours. En effaçant l’aspect trop minéral du béton sur-représenté et en clarifier les cheminements possibles, c’est un autre regard que les piétons peuvent porter sur un quartier probablement mésestimé pendant plusieurs décennies. Ces projets indiquent également qu’il est possible de réutiliser les dalles longtemps boudées. Mais à l’avenir, avant de vouloir entièrement remodeler ces espaces qui ont malgré tout une histoire, il est primordial de prendre en compte l’avis des riverains et de les intégrer à la réflexion du projet. Parfois installés depuis plusieurs décennies, parfois même depuis plusieurs générations, les habitants se sont emparés de ces lieux où ils évoluent au quotidien. Les dalles sont ainsi devenues des lieux qui ont été investis et qu’il est impensable de détruire au seul nom d’un échec architectural.

Alors, le meilleur que les aménageurs puissent faire pour mieux intégrer les dalles, qu’elles soit anciennes ou non, est d’essayer d’assurer au mieux les transitions entre les différents niveaux de la ville. Niveaux verticaux, entre les étages, mais aussi niveaux transversaux, jusqu’aux autres lieux de la ville. Enfin et surtout, assurer les transitions entre les riverains, l’offre d’équipements locaux et avec les autres services municipaux situés à proximité. C’est alors que les dalles, déviées de leur trajectoire initiale des années 1960, pourront se construire comme de nouveaux lieux plus inclusifs. Virginie Picon-Lefebvre préconise d’ailleurs d’arrêter d’appeler ces lieux des dalles. « Quand on les a conçues, on les appelait des terrasses, des parvis… le mot dalle consiste en lui-même à les condamner. Une dalle, c’est une pierre qu’on met sur un tombeau », confie-t-elle.

Pour en savoir davantage sur le sujet, nous vous invitons à lire l’ouvrage de l’architecte-urbaniste Virginie Picon-Lefebvre, « Paris ville moderne, 1950-1975 » aux éditions Norma (2003)

LDV Studio Urbain
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Vos réactions

Cpf
14 février 2019

Pour être un habitant du quartier de la Défense, l’architecture du quartier apporte ces avantages et ses inconvénients. Les +, pouvoir faire ses courses à pied, avec un centre commercial à quelques minutes. Pas de circulation de voitures sur la dalle. L’accès en métro facile et fiable. 1000 euros cc pour 49m2. Les- une dalle qui n’est pas étanche, l’odeur des égouts dans les parkings, les infiltrations d’eau dans les ascenseurs de parking les rendant inopérants. La dalle avec ses marches, pas assez de rampes, trop de verticalité dans les déplacements. Le bruit des pas sur la pierre, les roulettes des valisettes des employés qui viennent pour affaire. L’accès difficile en voiture, la désorientation pour les visiteurs, le labyrinthe de passages et de tunnels routiers. La difficulté que représente un emménagement pour déplacer les meubles du camion au -2 jusqu’à l’immeuble sur la dalle. Les places de parkings rarissimes pour les résidents, même pour décharger. Les parkings honnereux. Les travaux tous les jours de la semaine, avec le bruit infernal dès 8h le matin, rendant tout repos illusoire en semaine (pour parfois se calmer une heure après… On cherche la logique). La poussière des travaux. Les gens bizarres qui traînent. Les coins sombrent et surtout déserts en dehors des horaires où les gens vont travailler, alimentant le sentiment d’insécurité surtout pour les femmes seules.
Ça fait beaucoup de points négatifs et pas beaucoup de positifs.

Etienne JACQUIN
11 septembre 2019

merci, merci, pour ce texte
actuellement c’est le tour de Maine Montparnasse !
que faire devant des parisien qui veulent effacer une page de l’Histoire architecturale de France.

je retiens le dernier paragraphe de votre texte, soit:
« Alors, le meilleur que les aménageurs puissent faire pour mieux intégrer les dalles, qu’elles soit anciennes ou non, est d’essayer d’assurer au mieux les transitions entre les différents niveaux de la ville. Niveaux verticaux, entre les étages, mais aussi niveaux transversaux, jusqu’aux autres lieux de la ville. Enfin et surtout, assurer les transitions entre les riverains, l’offre d’équipements locaux et avec les autres services municipaux situés à proximité. C’est alors que les dalles, déviées de leur trajectoire initiale des années 1960, pourront se construire comme de nouveaux lieux plus inclusifs. Virginie Picon-Lefebvre préconise d’ailleurs d’arrêter d’appeler ces lieux des dalles. « Quand on les a conçues, on les appelait des terrasses, des parvis… le mot dalle consiste en lui-même à les condamner. Une dalle, c’est une pierre qu’on met sur un tombeau », confie-t-elle. »

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