Que peut l’urbanisme contre les épidémies ?
D’un marché de Wuhan à une usine en Bavière, puis au monde entier… Encouragées par le monde moderne, ses villes et ses réseaux, les épidémies ne semblent plus avoir d’obstacles. L’urbanisme était pourtant né avec elles, pour freiner le choléra et la tuberculose. L’aménagement urbain est-il encore capable de nous maintenir en bonne santé ?
“Wuhan en Bavière”
Si l’origine exacte du Covid-19 est encore discutée, elle semble partir d’un marché de fruits de mer fréquenté et populaire à Wuhan en Chine, dans les derniers jours de décembre 2019. Puis le virus s’est propagé par la gare de Hankou, la troisième plus grande de la ville, à quelques enjambées de là. Il aurait ensuite fait ses premiers pas hors de Chine par la Bavière, où une chinoise contaminée était venue assister à une formation professionnelle de son entreprise, l’équipementier automobile Webasto. Pour beaucoup d’experts il s’agit d’une zoonose, c’est à dire une maladie infectieuse d’origine animale : 60% des virus infectieux décrits chez l’homme ont un animal réservoir. On parle d’une chauve-souris, d’un pangolin, voire les deux ?
Transmissible entre humains et très contagieux, le virus et sa propagation soulignent avec force les réseaux d’échanges mondialisés et les mobilités modernes. Anne Roué-Le-Gall est professeure à l’École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP), spécialiste en santé, environnement et urbanisme. Si la chercheuse prend des précautions sur les origines et les causes de l’épidémie de coronavirus, elle observe cependant que les épidémies sont souvent le résultat d’un déséquilibre environnemental.
Dans le cas de maladies vectorielles, transmises par le moustique ou la tique, il y a souvent une problématique de dégradation des écosystèmes naturels. Si il y a une prolifération c’est que quelque part l’environnement n’est plus en capacité de réguler. On a cassé un équilibre, ce qui provoque un déséquilibre et un emballement des choses.
L’épidémie et le territoire
La thèse est confirmée par Sonia Shah dans le Monde Diplomatique, « notre vulnérabilité croissante face aux pandémies a une cause plus profonde : la destruction accélérée des habitats ». Énumérant les grandes épidémies de ces dernières années (Ebola, Lyme, E. Coli, SRAS, grippe aviaire…), la journaliste dénonce ainsi l’urbanisation, la déforestation et l’industrialisation, non pas comme des facteurs d’apparition de virus – le phénomène est naturel – mais comme des facteurs de propagation. Pour elle, la protection des habitats naturels, et de manière plus générale la compréhension des mécanismes écologiques, pourra réduire l’émergence d’épidémies.
L’urbanisme a aussi un rôle à jouer. Si l’on dénonce aujourd’hui les mobilités et les interconnexions urbaines comme accélérateurs d’épidémies, il faut se remémorer comment l’aménagement a su par le passé endiguer des vagues d’épidémies infectieuses meurtrières. C’est ce que rappelle l’architecte urbaniste Albert Lévy dans son ouvrage Ville, urbanisme et santé – Les trois révolutions (2012) : « La question de la santé est un déterminant majeur dans la naissance de l’urbanisme ».
Choléra et assainissement
Cet ancien chercheur au CNRS, membre du Réseau Environnement Santé, raconte comment le courant hygiéniste a structuré le développement des villes au XIXème siècle. « Chaque fois que la médecine n’était pas capable de juguler des crises sanitaires on a fait appel à l’espace et à l’environnement pour les résoudre à titre préventif. » Pour Haussmann par exemple, Paris est jugé « malsain » et doit être assaini : il crée de nouvelles formes urbaines, notamment des grandes percées, un système d’espaces verts et un réseau d’égouts et d’adduction d’eau. La méthode est empirique (la médecine tâtonne encore) mais les résultats sont là. Les épidémies de typhoïde, de scarlatine et surtout de choléra sont freinées.
La Charte d’Athènes rédigée en 1933 pousse la logique plus loin : la ville est divisée en quatre fonctions (logement, travail, loisir et infrastructures de circulation). L’espace public réduit au maximum, au profit des voitures. Avec les avancées de la médecine et de la pharmacologie, le tout curatif vient remplacer progressivement le préventif, entraînant dans la deuxième moitié du XXème siècle, le divorce entre urbanisme et santé.
Nouveau contexte épidémiologique
Vraiment ? Aujourd’hui, Albert Lévy comme Anne Roué-Le-Gall encouragent un retour de l’approche sanitaire préventive dans l’aménagement urbain. « Nous vivons actuellement une véritable transition épidémiologique, marquée par une explosion des maladies chroniques » explique l’architecte. Ce sont les cancers, maladies cardio-vasculaires, maladies respiratoires, asthme, allergies, obésité, diabète… mais aussi les souffrances mentales, l’autisme ou la baisse de la fertilité masculine. Non transmissibles, ces maladies sont directement liées à nos modes de vie, notre alimentation et notre environnement : « On parle d’épidémie parce que ça touche énormément de personnes, et de plus en plus » résume Anne Roué-Le-Gall.
Typiquement urbaines, ces nouvelles maladies sont dues à la sédentarité, la précarité, l’isolement ou aux différents types de pollution (air, eau, bruit, perturbateurs endocriniens…). Les dérèglements climatiques contribuent à cette crise sanitaire, en cas de stress hydrique ou de canicule par exemple. Dans les pays développés, le nombre de morts lié à ces maladies ne cesse d’augmenter, et elles représentent une part croissante des dépenses de santé. Albert Levy alerte : « Avec le Covid-19, nous subissons aujourd’hui une double épidémie : en fragilisant le système immunitaire, notamment des personnes âgées, les maladies chroniques rendent plus vulnérables aux maladies infectieuses. »
Santé planétaire
Co-autrice de plusieurs guides méthodologiques à destination des décideurs et professionnels de l’aménagement urbain, Anne Roué-Le-Gall ne désespère pas. Dans la lignée des définitions de l’OMS et de la vision dite de « planetary health », elle défend une approche de santé dite globale et positive. « On a une culture française très axée sur la réduction des facteurs de risque. Il y a absolument besoin de faire évoluer cette culture pour ne plus seulement réduire les risques, mais promouvoir ce qui marche, ce qui fait santé. »
En rupture avec l’aménagement hygiéniste, cette approche de la santé publique se veut socio-écologique. Elle replace la dimension humaine au centre, notamment en considérant les inégalités sociales et territoriales. « On inscrit nos productions de recherche dans des outils opérationnels pour décloisonner les approches de santé publique et environnement. L’interdisciplinarité et l’intersectorialité sont des principes clé et majeurs dans nos approches d’urbanisme favorable à la santé. » La chercheuse s’entoure donc de spécialistes de champs divers, qu’ils soient issus de la recherche ou du monde professionnel.
Santé versus environnement ?
Ces principes permettent d’éviter un aménagement dogmatique et standardisé, qui pourrait avoir des conséquences indésirables. Le guide insiste sur l’importance d’anticiper les antagonismes et les synergies entre les aménagements de santé et ceux pour l’environnement. Anne Roué-Le-Gall explique comment une municipalité avait voulu verdir ses rues avec des bouleaux, sans penser à leur caractère très allergisant. Ailleurs, le manque d’entretien dans certains immeubles des VMC censées améliorer la performance énergétique avait abouti à une dégradation de la qualité de l’air intérieur…
Alors que la crise environnementale incite les villes à adapter leur aménagement urbain, il semble important de garder en tête cette approche transdisciplinaire. Typiquement, l’installation bâclée d’un bassin d’eau peut favoriser la prolifération de moustiques et potentiellement devenir un accélérateur d’épidémies. Que ce soit dans la protection des habitats naturels, ou pour l’urbanisme favorable à la santé, l’intelligence collective doit être mobilisée. Dernière publication de l’EHESP en date, le guide ISADORA est financé non plus seulement par le ministère de la santé, mais également celui de la transition écologique. La chercheuse y voit le signe plutôt encourageant d’une évolution des mentalités.