Paysages de banlieues, une diversité d’histoires qui construit la ville de demain ?

© federico novaro sur flickr
21 Juil 2022 | Lecture 3 min

La forte urbanisation d’après-guerre et la modernisation du parc immobilier français au cours des années 60, a participé à la création de nouveaux paysages urbains. Grands ensembles et  banlieues se sont construits d’après les dessins d’architectes novateurs. Formes marquées, couleurs singulières, chacun de ces espaces urbains raconte son histoire. Un esthétisme architectural emblématique, qui aujourd’hui tend de plus en plus à disparaître. Ces symboles architecturaux pourraient-ils être une inspiration pour créer la ville de demain ?

La banlieue, significations multiples

Dès lors que l’on fait référence aux banlieues, il est souvent difficile de savoir exactement de quoi on parle. Ce terme est en effet chargé d’ambiguïtés puisqu’il recouvre plusieurs notions : une notion géographique créant un rapport entre la ville et les espaces environnants, sociologique permettant de rendre compte de l’exclusion qui touchent les habitants des marges urbaines, culturelle qui fait référence aux pratiques festives qui sont nées sur ce territoire (tags, rap, festivals comme celui de Banlieues Bleues en Seine-Saint-Denis…), symbolique enfin, pour exprimer le discrédit qui pèserait sur une partie des populations périphériques.

Généralement, lorsque l’on mentionne la banlieue on se rapporte aux grands ensembles. Il faut savoir que dans les années 50, seule une minorité de français dispose des minimas de confort. « En 1954, 4 logements sur 10 n’avaient toujours pas l’eau courante ; 10 % seulement disposaient d’une douche ou d’une baignoire ». Suite à ce constat, mais également pour faire face à la crise du logement d’après-guerre, le gouvernement cherche alors des solutions afin de construire des logements, en masse et rapidement, tout en offrant un habitat confortable et moderne pour extirper les populations des bidonvilles. C’est ainsi qu’est lancée la construction des grands ensembles, qui vont particulièrement se développer en banlieue, représentant  à l’époque un espace peu bâti, proche du centre-ville et ayant donc la capacité de répondre à l’ensemble de ces enjeux. L’objectif est alors de créer des espaces d’habitation offrant un mode de vie plus qualitatif et plus égalitaire pour les ouvriers en proposant notamment des loyers modérés.

Au-delà de construire rapidement un grand nombre de logements, il s’agit également de largement moderniser le parc immobilier français. La qualité architecturale et urbaine de ces nouvelles constructions est inspirée du modèle hygiéniste et humaniste, donnant droit à l’individu de vivre dans un espace sain et agréable, loin de la pollution et de la vétusté des centres anciens. Ces barres et tours représentaient pour les premiers résidents l’utopie du vivre ensemble, du partage et de la vie collective. Un idéal ayant permis d’apporter le confort de la vie moderne aux populations ouvrières, ne pouvant accéder à un logement de cette qualité. Cependant, au fil du temps, les grands ensembles se sont fortement dégradés.

Des paysages variés mais un regard extérieur unique

Parallèlement à la dégradation du patrimoine de ces grands ensembles, souvent accélérée par l’utilisation de matériaux peu pérennes et un manque d’entretien des infrastructures, c’est également l’image de ces banlieues auprès du grand public qui s’est modifiée. Manque de mixité sociale, délinquances, sont pointés du doigt par les médias et certaines personnalités, quitte à stigmatiser de façon généralisée la population de ce type de quartier.  Le terme de « Sarcellite » à d’ailleurs été utilisé pour évoquer la « maladie » des grands ensembles en 1962. Il désigne plus précisément les problèmes posés dans les cités, et surtout la déprime de ses habitants.

Cette image négative fait référence aux banlieues qui se sont développées avec la l’écroulement du monde ouvrier causé par la désindustrialisation. Les travailleurs en usine se retrouvent sans emploi avec peu de possibilité pour retrouver du travail, souvent concentrés dans les centres-villes. Les banlieues deviennent alors des lieux où se concentrent des populations pauvres avec un chômage endémique, créant un accroissement des inégalités. Les ouvriers se retrouvent enclavés dans un même espace, partageant collectivement une pauvreté et un sentiment d’exclusion, de discrimination et de colère. « Les habitants des banlieues ne sont plus exploités mais exclus, rejetés, enfermés dans des territoires stigmatisés et se sentent inutiles dans une société qu’ils perçoivent comme corrompue et malveillante à leur égard » souligne Régis Cortéséro, chargé de recherche à l’INJEP (Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire).

Une vision négative et unitaire des banlieues, qui pourtant, se caractérisent par des paysages extrêmement variés. Une diversité dans les configurations spatiales, formes urbaines, histoires, et dans les dynamiques sociales. Des zones comprenant à la fois des immeubles collectifs de toute taille, maisonnettes isolées, lotissements pavillonnaires de style très divers, grands ensembles d’habitat collectif qui marquent particulièrement le paysage urbain par leurs imposantes silhouettes ou encore des quartiers de villes nouvelles à l’architecture novatrice. Le mix des hauteurs, de l’architecture, ajouté aux larges espaces verts, offrent un paysage unique des banlieues.

Il faut savoir que les grandes villes métropolitaines ont déjà connu une importante crise du logement au début du XXe siècle. De nombreux habitants avaient alors fait construire une maison en banlieue, et de grandes zones pavillonnaires s’étaient alors déjà formées.

Ensuite, les besoins de logement vont créer les strates des paysages urbains en fonction des périodes : petits immeubles de rapport de la Belle Époque, pavillons des lotissements défectueux de l’entre-deux-guerres, barres et tours de logement social et villes nouvelles des Trente Glorieuses.

Dans des territoires où les espaces vides de bâti sont nombreux, les architectes ont alors la possibilité de laisser libre court à leur imagination dans la conception des logements. Même si les déterminations des opérateurs sont, avant toute chose, la recherche d’une rentabilité économique laissant peu de place à l’élaboration d’une architecture trop ambitieuse, les grands ensembles sont loin d’être exempts de qualité architecturale. Au contraire, certaines réalisations s’avèrent aujourd’hui être des références qui témoignent d’innovations constructives.

Les tours nuages d’Emile Aillaud en sont un parfait exemple, aujourd’hui emblèmes de Nanterre et de la Défense. « Les immeubles de logement de grande hauteur (2 tours ont 39 étages) que conçoit Émile Aillaud en 1977, composent un paysage particulier, reconnaissable, qui s’inscrit dans l’univers des tours de bureaux de La Défense. Leur architecture originale, leur hauteur, leur inscription dans l’univers du quartier d’affaires leur permet d’échapper à la stigmatisation des grands ensembles. Le traitement des façades (végétation, nuages) agit comme une intention de dématérialisation, de rejet du paysage construit, proposant à la perception l’apparence de composantes naturelles plutôt que celle du béton. »

Les Choux à Créteil, conçus par l’architecte et designer Gérard Grandval, représentent également la valeur architecturale et historique des grands ensembles. Ces tours sont qualifiées d’ensembles architecturaux « insolites » et ont reçu en 2008 le label « Patrimoine du XXe siècle ». Elles sont aujourd’hui considérées par certains comme l’un des symboles de l’architecture française des années 1970.

Les choux de Créteil © Paul Fleury sur Wikimedia

Les choux de Créteil © Paul Fleury sur Wikimedia

Banalisation urbaine des grands ensembles

Pour répondre aujourd’hui à la dégradation à laquelle font face une majorité de ces quartiers populaires, de nombreuses actions ont été et sont encore aujourd’hui menées avec pour objectif de lutter contre l’exclusion des habitants et d’améliorer leurs conditions de vie.

Le Programme Nationale de Rénovation Urbaine (PNRU) menée par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) a pour ambition de transformer en profondeur les quartiers les plus fragiles classés en Quartier Prioritaire de la Ville (QPV), anciennement Zones Urbaines Sensibles (ZUS) jusqu’en 2014.

Seulement, ces interventions impliquent la plupart du temps une politique de démolition/reconstruction des grands ensembles dégradés qui ont alors un impact architectural, patrimonial, paysager et social des plus importants. « Symbole des Trente Glorieuse dans l’imaginaire collectif, les grands ensembles, sont bien plus que des blocs homogènes accrochés aux périphéries des grandes villes. Ce sont des lieux de vie, de passage, d’échanges. À l’époque de leur construction, ce sont des sources de fierté, de progrès ; la promesse d’un toit au-dessus de la tête de chacun. Ces “barres d’immeubles” ne sont pas encore devenues le symbole de la “fracture sociale”, d’une France à plusieurs vitesses. » souligne Xavier, libraire chez Lise&Moi, pour la présentation de l’ouvrage « On est bien ici » de Renaud Epstein.

Ainsi, malgré l’état des logements faisant l’objet d’une démolition, il n’est pas surprenant d’apprendre que lors des opérations de relogement, ¾ des résidents souhaitent rester dans leur quartier.

La galerie de l’Arlequin, emblématique ensemble architectural du début des années 70, situé à Grenoble, montre par exemple l’enjeux de ces opérations ANRU. Cet immeuble mêlant logements sociaux et copropriétés, avait obtenu le label « Patrimoine du XXe siècle » en 2003. Seulement depuis 2006, la Ville, la Métropole et leurs partenaires ont engagé un vaste plan dans le cadre du PNRU, mêlant démolition et réhabilitation. De nombreux habitants se sont opposés aux démolitions envisagées, étant fortement attachés à l’immeuble, à leur quartier et aux personnes y vivant. Après une campagne d’information, 70% des habitants ont voté contre, 25% pour et 5% ne se sont pas prononcés.

Les grands travaux entrepris depuis une vingtaine d’années dans les grands ensembles sont venus peu à peu lisser les paysages urbains qu’ils ont créés à l’origine. Certaines parties sont démolies et les aménagements proposés sont calqués sur des principes communs d’architectures qui gomment ainsi au fur et à mesure la singularité première de ces espaces. Alors que les paysages de banlieues sont multiples, il semblerait que leur transformation les conforte dans une esthétique unique.

Vers un changement de regard sur les banlieues ?

Les banlieues populaires font ainsi l’objet d’une forte dépréciation depuis les années 70. Un regard porté sur ces espaces causant la destruction de nombreux immeubles jugés sans valeur. Des immeubles qui pourtant, ont représenté un espoir, un lieu de vie et de partage… mais également un objet d’histoire porté par l’édification de cités modernes idéales pour l’époque.

Il est alors nécessaire aujourd’hui de sauvegarder ces immeubles qui représentent à la fois des enjeux sociaux, architecturaux, historiques mais également environnementaux. Il est de plus en plus évident qu’il s’agit de revoir les manières de reconstruire ces quartiers et de favoriser les opérations de réhabilitation au regard de ces enjeux. En effet, au-delà de préserver une mémoire des lieux, la réhabilitation permet également de contribuer à l’amélioration de l’image des banlieues, d’apporter aux résidents une meilleure qualité de vie et de contribuer au changement de regard sur l’architecture moderniste.

Certaines personnalités, artistes, littéraires ou scénographes travaillent sur cette mémoire et ce changement de regard. C’est le cas du sociologue français Renaud Epstein avec son projet « On est bien arrivés ». Il s’agit d’un ensemble de cartes postales montrant l’architecture et l’histoire des grands ensembles sous un autre regard, d’émerveillement, comme perçu à leur conception. A travers une collection d’une soixantaine de cartes postales, « il réhabilite la diversité humaine qui réside au sein de ces cités radieuses dont l’histoire et la sociologie sont trop souvent méconnues de ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Un tour de France des grands ensembles en cartes postales. Ces cartes postales, qui racontent un monde disparu, on pouvait en trouver dans les cafés, maisons de la presse ou épiceries des cités HLM… »

Capture d’écran Twitter © @renaud_epstein

Capture d’écran Twitter © @renaud_epstein

Le film Gagarine, réalisé par Fanny Liatard et Jérémy Trouilh en est un autre exemple. Il met  en scène un adolescent de 16 ans, interprété par Alséni Bathily, qui vit dans la cité Gagarine d’Ivry-sur-Seine et qui cherche coûte que coûte à la sauver de la démolition, malgré la résignation de tous les autres résidents. Ce long métrage montre l’impact violent que représente la démolition de ces lieux de vie pour les jeunes et les familles y vivant.

Ainsi, pour demain, il est nécessaire d’initier un travail de mémoire sur ces quartiers et paysages uniques qu’ils créent, des histoires de ses habitants et de ses communautés, de garder une trace de la vie et de l’architecture qui marque encore aujourd’hui et met en lumière la richesse, la modernité optimiste des années 50, l’innovation et la multiplicité de ces territoires. Sauvegarder ces territoires c’est également conserver des lieux de vie et l’histoire d’un mouvement architectural unique ayant marqué une époque. Une diversité, un mouvement qui prône la mixité, une meilleure qualité de vie, la verticalité, le vivre ensemble ou encore la conservation des espaces vides et verts, qui inspire et construit actuellement la ville de demain.

LDV Studio Urbain
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