Les enfants sont-ils la clé pour penser la ville de demain ?

© Architecture In Vivo
6 Déc 2022 | Lecture 5min

Concertation, maîtrise d’usages, participation citoyenne… De plus en plus d’actrices et d’acteurs de la fabrique urbaine s’engagent à développer de nouveaux outils et méthodes pour impliquer davantage les usagers dans les processus de conception. L’objectif étant d’adapter les futurs lieux de vie à leurs attentes et aux enjeux contemporains.

Encore peu présents, et peu représentés, dans ces dynamiques collaboratives, les enfants ont pourtant un rôle à jouer et une place légitime à prendre dans l’imagination de ces espaces. Certaines structures l’ont bien compris et intègrent durablement ces derniers dans leurs réflexions et missions. Rencontre avec Adélaïde Boëlle et Camille Ducros, respectivement fondatrice et chargée de mission au sein de l’agence Architecture in vivo, qui travaillent depuis plusieurs années au côté des plus jeunes pour co-construire la ville de demain.

Si les actions destinées aux enfants font partie de ce qui vous distingue de nombreuses autres agences, vos missions couvrent un champ bien plus large. Pouvez-vous nous présenter ces différentes expertises ? La participation des jeunes publics est-elle intégrée à chacune d’entre elles ? Ce travail a-t-il constitué le point de départ de votre agence, ou est-il apparu plus tard ?

A.Boëlle

En 2010, lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’ENSA (École Nationale Supérieure d’Architecture) à Grenoble, j’ai ressenti le besoin pressant de me reconnecter au terrain, de travailler directement avec les usagers plutôt qu’au sein d’une maîtrise d’œuvre. J’ai donc décidé de me former, pendant une année de service civique, à la participation citoyenne. Je me suis rapidement investie dans l’animation des ateliers “rêve ta ville”, des temps de sensibilisation à l’architecture et à l’urbanisme, destinés aux enfants du quartier de la Villeneuve à Grenoble. Comme beaucoup, je n’avais pas identifié les enfants comme potentiels acteurs de la ville, comme réels participants à sa fabrication. Pourtant, ce sont bien eux qui m’ont fait visiter leur quartier, arpenter les rues, à travers leurs yeux et leurs vécus.

Cette approche sensible, de terrain et de rencontres, représente aujourd’hui le point de départ et l’élément fondateur d’Architecture In Vivo. Il s’agit à la fois de permettre à l’ensemble des habitants et habitantes d’un territoire de mieux l’appréhender et de participer activement à sa transformation, mais aussi de questionner la place actuelle des enfants et des jeunes dans l’espace urbain. Nous menons, pour cela, deux différents types de missions. Dans un premier temps, nous réalisons des études  participatives dont l’objectif consiste à venir mobiliser la maîtrise d’usage de chaque partie prenante afin d’assurer la co-construction d’un projet. Nous mettons également en place des actions pédagogiques, des interventions dans des classes d’écoles, de collèges et de lycées dans le but de sensibiliser les élèves à la fabrique urbaine.

“Mon espace public rêvé” à Chirens © Architecture In Vivo

“Mon espace public rêvé” à Chirens © Architecture In Vivo

Et c’est ce double prisme qui est passionnant avec les jeunes publics. Il est tout aussi important de les sensibiliser, de les éveiller, de leur transmettre des notions qui leur permettront de grandir avec un regard avisé sur leur cadre de vie, que de les concerter, en recueillant leur expertise d’usage et en les intégrant aux dynamiques de projet. Les enfants possèdent une vision neutre de solutions techniques, d’idées préconçues sur la ville. Ils ont cette capacité à prioriser, différemment des adultes, des enjeux et des thématiques. Par conséquent, cela nous paraît essentiel d’écouter leur parole et de légitimer leur participation dans l’évolution de nos territoires.”

Les effets du tout-voiture, de l’étalement urbain et de la périurbanisation, de la résidentialisation ou encore du manque de sécurité entraînent bien souvent une vision négative des villes, étant de plus en plus perçues comme hostiles aux enfants. Les équipes de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre dont vous faites partie partagent-elles ce constat et sont-elles particulièrement sensibles à ces enjeux ?

A.Boëlle

Cette question de la place des enfants dans la ville, et de la manière dont nous concevons les espaces en prenant, ou non, en compte tous les besoins d’une population, n’est pas si récente. Dès les années 1970, les secteurs de la sociologie, de la géographie, de l’architecture, de la littérature ou encore de l’art s’emparent du sujet. Le Centre Pompidou, entre autres, dédie une exposition à “La Ville et l’Enfant” entre 1977 et 1978, présentant le quotidien des plus jeunes, en France, de la naissance à l’adolescence, des crèches aux grands ensembles. Ces premières préoccupations, dont l’un des ouvrages fondateurs demeure “The child in the city” de Colin Ward, sont cependant restées au stade d’expérimentations. Et ce n’est que depuis quelques années que cela ressurgit sur le devant de la scène urbaine et que nous réorientons nos études et actions vers les jeunes.

Je mène personnellement une thèse à ce sujet qui permet de nourrir les missions que nous menons à l’agence par une dimension recherche-action, et inversement. Cela recouvre des logiques qui doivent encore être comprises, travaillées et déployées à grande échelle. Et bien que tous les territoires ne soient pas nécessairement adaptés aux besoins des enfants, des mouvements militants commencent à s’activer. Il existe aujourd’hui des collectifs, enseignants, parents, qui s’engagent au quotidien pour faire évoluer les liens entre les enfants et leur environnement, à l’instar de la classe dehors.

Le service public et les maîtrises d’ouvrage contribuent eux-aussi à son développement. Nous intervenons actuellement, avec le bureau d’étude de paysagistes QLAADF et l’agence de design inclusif Inclu&Sens, entre autres, au sein d’une des quatres équipes de maîtrise d’œuvre missionnées par la ville de Bordeaux pour ses “Cours buissonnières« . Ce vaste programme consiste à améliorer, sur une dizaine d’années, l’aménagement, notamment la végétalisation et l’accessibilité, de 65 cours d’écoles et de crèches. Soucieuse d’intégrer les enfants dans cette démarche en leur qualité de premiers usagers, la municipalité a inscrit dans son cahier des charges un impératif : assurer des compétences en expertise d’usage et en concertation avec de jeunes publics, ainsi qu’avec les équipes enseignantes et parents d’élèves.

Progressivement, les actrices et acteurs de la fabrique urbaine semblent prendre collectivement conscience de l’importance d’une telle approche. Cela devient une véritable valeur ajoutée, une richesse que de donner la parole aux enfants et de les considérer, tout simplement, comme de jeunes habitants et de jeunes citoyens. C’est finalement le principe même de la démocratie participative et du droit à la ville pour toutes et tous.”

“Mon espace public rêvé” à Chirens © Architecture In Vivo

“Mon espace public rêvé” à Chirens © Architecture In Vivo

C.Ducros

Par ailleurs, bien souvent quand les enfants ne sont pas directement concertés en premier public et associés aux temps participatifs, ils sont tout de même représentés et leurs intérêts sont défendus par d’autres habitants. Il y a un réel engouement de la part des parents, mais aussi des personnes âgées ou sans enfants à faire primer l’intérêt général, notamment celui des jeunes, au sein de l’espace public.”

De la concertation à la co-construction, jusqu’où pouvons-nous intégrer les jeunes publics ? Quels outils développez-vous en interne pour leur donner la parole ?

A.Boëlle

Il s’agit de réfléchir à la manière dont nous les considérons, avant même de les intégrer concrètement aux processus de fabrique urbaine. Les enfants sont encore trop souvent cantonnés au statut de simples joueurs alors qu’ils sont des habitants à part entière, qui n’investissent pas uniquement les aires de jeux mais bien la ville dans sa globalité, du logement à l’équipement sportif ou culturel en passant par l’espace public. Une multitude d’outils et de méthodes existent pour mettre en lumière leur expertise d’usage, qu’il est aujourd’hui nécessaire de démocratiser pour en assurer la pérennité.”

C.Ducros

Dans tous les projets que nous accompagnons, il y a un invariant : se mettre littéralement à la hauteur des enfants. Ce constat est, certes, élémentaire, pourtant les espaces urbains ne sont pas tous conçus équitablement dans leur accessibilité. C’est pourquoi Bruno Morel, le designer de l’agence, imagine et conçoit des aménagements dotés de différents niveaux. Cela permet de mettre à hauteur d’enfants les plans, les mots, les supports de nos ateliers et, de fait, de faciliter la prise en main des outils que nous déployons.

Ensuite, il y a naturellement tout l’aspect pédagogique que nous développons, notamment centré sur le jeu. L’exposition-atelier “Ville en jeux” assurée par La compagnie des rêves urbains, et relayée dans de nombreuses Maisons de l’architecture, a récemment fait émerger une prise de conscience collective sur l’intérêt d’utiliser les mécaniques du jeu pour co-construire nos villes. Ce sont des logiques familières, connues par toutes et tous, petits comme grands, qui facilitent la compréhension d’enjeux urbains, architecturaux ou paysagers. Et cela a un impact direct sur la participation citoyenne.

“Climat +” à Grenoble © Architecture In Vivo

“Climat +” à Grenoble © Architecture In Vivo

Depuis leur plus jeune âge, les enfants construisent des territoires miniatures en légo, apprennent à décrypter des coupes de bâtiments dans leurs livres, travaillent leur sens de l’orientation et trouvent des repères spatiaux lors de chasses aux trésors… Il est important de ne pas minimiser leur capacité à comprendre, analyser et expérimenter la ville, et tout simplement de leur faire confiance. De plus, ils sont généralement davantage connectés à leur sensibilité, et expriment très bien ce qu’est l’urbanisme vécu. Et parfois il suffit de leur proposer le support adéquat pour déclencher leur imagination, leur créativité et leur esprit d’initiative. Par exemple, que cela soit avec notre dispositif “Utopia Lab”, mobilisant des jeunes collégiens et lycéens de la région Occitanie, en partenariat avec la Maison de l’Architecture Occitanie-Pyrénées, ou bien dans le cadre de notre workshop “N8 Utopie Européenne” fédérant 60 jeunes européens autour d’un atelier d’architecture, c’est sont des maquettes qui ont permis aux élèves de réfléchir à la thématique de l’utopie urbaine et sociale.”

Vous avez franchi une étape supplémentaire à travers la création de l’atelier In Vivo. Quelle est sa genèse et en quoi incarne-t-il l’ADN de l’agence ? Va-t-il permettre de développer de nouvelles missions ?

A.Boëlle

L’atelier In Vivo est un lieu d’expérimentations au sein duquel nous souhaitons élaborer toute une programmation liée à la participation citoyenne, et à la place des enfants dans la ville. Nous mettons d’ores et déjà en œuvre des stages pour enfants, des formations à destination de professionnels. Notre objectif, dans les prochains mois, est de multiplier les usages, à l’instar de cafés-débats et autres animations conviviales et éducatives pour en faire un véritable lieu ressources. L’atelier incarne également l’extension de l’agence et permet à toute notre équipe de bricoler, de créer, d’expérimenter ou tout simplement de se retrouver ensemble.”

C.Ducros

« C’était un rêve commun que de pouvoir faire concrètement partie de l’espace public. L’atelier In Vivo c’est l’aboutissement de cette ambition, un lieu physique, en rez-de-chaussée d’un immeuble donnant sur une place en plein réaménagement, nous offrant l’opportunité de devenir de véritables actrices et acteurs de la vie du quartier.”

L’équipe au sein de l’atelier In Vivo © Architecture In Vivo

L’équipe au sein de l’atelier In Vivo © Architecture In Vivo

Nous, professionnels de l’urbanisme, de l’architecture ou du paysage, avons certainement beaucoup à apprendre de la manière dont les enfants appréhendent l’espace urbain. De quelle ville idéale rêvent les jeunes publics ? Existent-ils des caractéristiques communes qui reviennent régulièrement ? Et cette ville ressemble-t-elle à ce que nous produisons aujourd’hui ?

A.Boëlle

Tout d’abord, il faut sortir du discours sur la ville récréative. Penser la ville pour et avec les enfants englobe bien plus d’enjeux de durabilité, d’inclusivité, de richesse paysagère ou encore de chrono-urbanisme. Dans la majorité de nos ateliers centrés sur l’espace public, les enfants nous partagent leurs envies de pouvoir écouter l’eau couler, se reposer dans l’herbe, jouer avec des coccinelles… Ils questionnent la manière dont nous intégrons la biodiversité, les trames verte et bleue dans les projets urbains. Ils s’intéressent aux modes d’habitat et de déplacement alternatifs en imaginant des quartiers dans lesquels les voitures seraient en hauteur pour que les routes soient réservées aux cyclistes et piétons. Les thématiques liées à la proximité, à la circularité, au “faire” sont également présentes dans leur vision d’une ville utopique. Ils pensent enfin systématiquement aux autres, à leurs parents, leurs grand-parents, leurs amis et abordent ainsi des enjeux d’accessibilité et de temporalité.

Naturellement, certains territoires sont encore loin de ces idéaux. D’autres s’en rapprochent, notamment ceux qui priorisent la parole et l’implication des enfants. C’est par exemple le cas de la municipalité de Juvignac, qui a mobilisé toute une équipe de maîtrise d’œuvre, dont nous faisons partie, pour réaménager le parc municipal de Saint Hubert. Monsieur le maire, Jean-Luc Savy, revendique une forte participation des plus jeunes, assurant que ces derniers sont les premiers usagers du parc, et, de fait, que c’est à eux de s’exprimer pour l’imaginer et le réinventer, afin qu’ils puissent pleinement se l’approprier. Plus qu’une priorité, il y a des territoires pour qui la place des enfants dans la fabrique urbaine est tout simplement une évidence.

Et bien que beaucoup de projets ne correspondent actuellement pas aux besoins et attentes des plus jeunes, j’ai bon espoir que cela évolue dans les prochaines années. Au sein des écoles d’architecture, de plus en plus d’étudiants s’intéressent à ces enjeux de participation, d’inclusivité. Ce sont eux qui produiront nos villes demain et qui permettront une prise en compte plus complète de ces démarches dans la maîtrise d’œuvre. »

LDV Studio Urbain
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Vos réactions

Massé
10 décembre 2022

Très bien, mais utopie ou démagogie ?
Ça fait toujours bien d’impliquer des enfants, comme le font nos médias Meantream dans leur propagande pour faire avaler des couleuvres au bon petit peuple.
P.Massé

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