Les contradictions de l’urbanisation globale du monde, selon Michel Lussault

Université Populaire de Toursv
20 Avr 2016

Le mardi, place Saint-Germain-des-Prés, se tient un rendez vous secret. Les Mardis de la Philo organise des conférences philosophiques afin « de mettre une pensée philosophique à la portée de non philosophes ». Au programme, « Albert Camus, vivre sans appel », « Le principe solidarité », « S’instruire et rêver avec Bachelard », « Philosophie de l’identité »… mais aussi, « Le Devenir urbain du monde » et « La Ville dans la pensée contemporaine ». Ce sont ces deux derniers thèmes, animés par le duo explosif Thierry Paquot – philosophe – et Michel Lussault – géographe – qui nous ont évidemment intéressés.

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L’urbanisation planétaire

Le mardi 22 mars, Michel Lussault abordait la question de « L’Habitation humaine ». Un vaste sujet, empli de contradictions, dont nous allons tenter de vous conter le déroulé.

« Le jardinier d’aujourd’hui c’est l’ensemble des habitants de la planète », constate le fameux paysagiste Gilles Clément. « La population humaine est responsable dans son ensemble du jardin planétaire ». En d’autres termes, chacun a le devoir personnel de penser à son échelle la condition du monde. L’« écoumène », c’est-à-dire, l’espace anthropisé[1] est par essence l’affaire de tous. Chacun de nous est co-responsable de son avenir.  Cependant, Lussault se détache de la pensée de Clément lorsqu’il affirme que la planète ne peut être assimilée à un immense jardin compte tenu de son urbanisation généralisée. La planète, méta-urbanisée, est marquée par l’urbanisation au-delà même de ses limites terrestres. Les océans, eux aussi, en portent l’empreinte, sillonnés d’immeubles flottants, griffés par des chalutiers, percés par des tubes d’extraction minière et piqués de parcs éoliens offshore. L’atmosphère elle-même est impliquée dans ce processus d’urbanisation. La moitié du CO2 émis provient de 13 % de la population mondiale, révélant que, bien que l’urbanisation soit globalisée, la production de gaz à effet de serre est le fait des pays les plus riches.

L’urbanisation des individus et des sociétés est donc généralisée. Afin de la caractériser, Michel Lussault reprend l’expression de Vladimir Jankélévitch de « complexité avec exposant ». La complexité de l’urbanisation résiderait dans la mise en lien de chaque réalité avec l’ensemble de toutes les autres. La complexité serait donc portée à la puissance N par cet effet-système généralisé et comme chacun sait, lorsque l’exposant N devient supérieur à 2, ça se gâte ! Un effet de puissance provoqué par la mondialisation urbaine, en quelque sorte. Bref, pour reprendre un vocabulaire plus intelligible : les réalités urbaines sont paradoxales sur de nombreux points et nos relations à elles sont ambiguës. D’où notre grande difficulté à identifier les situations urbaines et à cerner les conséquences les plus évidentes de l’urbanisation. Quelques couples de notions contraires permettent d’éclairer les processus en cours.

Une urbanisation qui ne consomme pas, mais qui produit de l’espace

L’urbanisation rassemble les populations, c’est un fait. Pourtant, malgré l’augmentation démographique, l’espace occupé a tendance à diminuer. Ainsi, l’idée reçue que l’urbanisation consomme de l’espace est fausse, elle en produit tout autant.

Et pour cause. La croissance du paysage urbain en hauteur ne permet-elle pas de rajouter des couches de territoire ? Au moyen des tours (en vertical) et des polders (en horizontal), la quantité d’espace disponible aux humains augmente donc, alors même que nous habitons un espace fini, la Terre. Si Paul Valéry disait « Nous vivons le temps d’un espace fini », nous devrions rajouter « et d’une croissance infinie ». C’est cette production d’unités de surfaces habitables qui est au fondement de la création de valeur ajoutée et qui place le marché de l’immobilier au cœur de la production des richesses urbaines. Bien que la crise économique ait en partie été provoquée par l’explosion de la bulle immobilière, le secteur continue à stocker les richesses mondiales et son prix a flambé, car la nécessité de résider et de produire des espaces urbains nouveaux est grandissante.

Un espace diffus qui efface les limites territoriales

A l’augmentation de la concentration se superpose l’augmentation de la diffusion. L’espace urbain se dilate verticalement aussi bien que latéralement. La périurbanisation, soit le desserrement physique de la ville, est si étendue que le tissu urbain, devenu ininterrompu, forme une écume spatiale. Celle-ci se constitue d’assemblages disparates sans modèle organisateur, où le vide est aussi important que le plein. Paris et sa grande couronne constituent l’un des espaces urbains les plus denses au monde alors que les 2/3 de son territoire sont constitués d’espaces non bâtis, de friches, de marges, de délaissés… Ces espaces périphériques tentaculaires provoquent l’abolition de la limite territoriale.

Pourtant, l’image de la ville ancienne fait inévitablement référence à celle d’une entité limitée, enceinte, circonscrite par des remparts et des douves. Cependant, aujourd’hui la ville ne s’oppose plus à son extérieur. Dès 1994, Françoise Choay avait pressenti la mort de la « ville » induite par l’avènement du règne « urbain » et la disparition de la limite. Sans limite, est-il possible de composer une véritable culture de l’habitat et de l’habiter ?

Le renforcement des limites internes

Puisque les limites spatiales se sont estompées, il a fallu aux sociétés en ériger de nouvelles. A la mobilité généralisée (individus, choses, énergies, données, matières…) et constante s’oppose la séparation générale. Cet espace lisse, sans entrave et circulant, que Zygmunt Bauman appelle le monde liquide, est rythmé par le juste à temps, la commande sur mesure et le zéro stock. Il se constitue également de mobilités humaines massives : 1,2 milliard de touristes internationaux en 2015, sans parler des flux pendulaires ni du tourisme local (à lui seul, le Nouvel an chinois charrie près de 400 millions de déplacements en 2 jours).

A Rio, la plus grande favela d'Amérique Latine, Rocinha, descend vers le quartier aisé de Leblon

A Rio, la plus grande favela d’Amérique Latine, Rocinha, descend vers le quartier aisé de Leblon

Mais, simultanément, dans ce monde sans obstacles ni frontières apparentes, les limites réapparaissent. Les barbelés s’étirent, les murs s’érigent, la ségrégation sociale est de plus en plus forte. Au sein de du paysage urbain fragmenté, la résidence représente le premier marqueur de la ségrégation. Gated communities, gentrification, ghettos, expulsion des plus faibles… de l’ère de la lutte des classes nous passons à celle de la lutte des places. Puisqu’il n’y a plus d’extériorité à l’urbanisation, les limites intérieures se renforcent. La mondialisation se développe de pair avec l’autochtonie et la xénophobie.

La géographie de la pauvreté est urbaine

Alors que le monde urbain concentre les richesses, il fait émerger un motif nouveau : celui de la territorialisation de la pauvreté.

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la géographie de la pauvreté se concentrait dans le monde rural. Aujourd’hui, la pauvreté la plus importante en nombre se centralise au sein du monde urbain, dans les bidonvilles. Ces villes informelles accueillent entre un et deux milliards d’habitants (selon la définition qui en est faite). Le côtoiement géographique de  cette hyper-pauvreté avec les richesses les plus extrêmes devient la norme. Il est à l’origine de la naissance de fortes tensions sociales.

Distance From Home – Translating Global Refugee Movement to Song from brian foo on Vimeo.

La ville, espace de liberté, laisse place à l’urbain, espace de surveillance

Au Moyen-Age, il était coutume de dire « l’air de la ville rend libre », la ville symbolisant le lieu de l’affranchissement de la servitude. Aujourd’hui encore, l’attractivité de la ville réside dans sa faculté à affranchir du poids des traditions, de la tribu ou du village. C’est encore en ville que les grandes conquêtes de droits ont lieu, comme on a pu le voir récemment avec l’obtention du mariage pour tous. Et la ville reste la plateforme des revendications et du débat, comme nous le rappelle aujourd’hui d’ailleurs le mouvement Nuit Debout sur les places urbaines de toute l’Europe.

Si Georg Simmel écrivait que la grande ville moderne est le lieu où l’anonymat émancipe, elle renvoie pourtant aujourd’hui à l’anomie, la solitude et l’absence de lien social. L’espace urbain, petit à petit, glisse de l’espace des droits à celui des capacités. L’empowerment, la philosophie du care, les circuits courts… contournant les procédures institutionnelles se développent en même temps que les systèmes de surveillance, de contrôle et de militarisation urbaine. Le cosmopolitisme urbain, très longtemps considéré comme une possibilité de se confronter à une altérité enrichissante avive désormais les revendications communautaires, la ségrégation, la territorialisation identitaire, le succès électoral de l’extrême droite et des néo-conservateurs ainsi que les discours sur la menace de l’identité nationale.

Aujourd’hui l’urbain se déploie donc partout, sans bornes claires, tout en multipliant les limites internes. A cela, Michel Lussault conclut : « Essayons de l’habiter (ndlr : l’urbain), de cohabiter… »

[1] Augustin Berque a forgé ce terme pour articuler l’étude de l’être (ontologie) à l’étude des milieux physiques (géographie), autrement dit, pour définir les milieux humains et anthropisés.

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