Des nacelles pour révéler nos espaces publics

26 Mai 2021 | Lecture 7 minutes

Vecteurs de rencontres, les espaces publics en ville sont propices au développement du débat citoyen. Mais le partage des idées n’est pas aisé. Il émerge grâce à des outils bien précis, donnant un cadre aux citoyens pour s’exprimer, au sein d’une sphère accueillante où ils se sentent en confiance et légitimes à prendre la parole pour raviver les communs. Une dynamique dont s’est pleinement saisie l’agence Comm1possible à travers son concept des Nacelles, un mobilier urbain conçu pour créer l’échange et favoriser l’émergence d’interactions sociales bienfaitrices et créatives pour nos villes.

 Pour comprendre les freins et les aboutissants de la réussite d’une participation plus qualitative et créative en ville, nous avons rencontré Hafid El Mehdaoui, co-fondateur de Comm1possible, issu d’un parcours universitaire et professionnel mêlant des horizons disciplinaires variés. Géographe, diplômé de l’Institut de Géographie (Paris I Panthéon-Sorbonne), de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) et de l’Ecole Supérieur de Commerce de Paris (ESCP-Europe), il sera aussi ancien collaborateur du Monde Diplomatique, puis consultant pour l’Agence Française de Développement (AFD) et aménageur du territoire en Inde, en Chine et au Maroc. Suite à ces expériences, il est directeur de production et spécialiste de la concertation citoyenne et des pratiques de démocratie participative dans une agence parisienne, avant de cofonder en mars 2016 l’agence COMM1POSSIBLE avec son associée Clémence Le Nir. De ce terreau riche en diversité, un fil conducteur s’est dessiné : le goût pour l’intérêt général et les biens communs. Nous avons donc échangé avec lui autour de ces notions et évoqué sa vision des espaces publics et du rôle des démarches participatives dans nos villes.

L’agence Comm1possible porte l’ambition de faire émerger des territoires communs. Comment est né le croisement de compétences entre design et concertation ?

L’essence de Comm1possible prend sa source dans la variété d’expériences des deux fondateurs, avec d’une part le profil diversifié d’Hafid et d’autre part l’expérience en architecture et design de Clémence. Le projet est né d’un constat simple, celui de l’appauvrissement de la pensée par la spécialisation de nos activités, avec la volonté de croiser les disciplines et de dépasser le modèle de la concertation classique en réunions publiques.

Au commencement, mon désir était de créer un réseau social numérique de quartier, afin de fédérer les habitants et les acteurs d’un même territoire autour de projets communs. À la base, cet outil numérique devait s’appeler “Sharing City”, comme la ville partagée. Je souhaitais mettre en lien les compétences des habitants d’un quartier avec les porteurs de projets locaux, qui avaient besoin de ces compétences. L’objectif était de créer une boucle locale d’innovation, qui fasse le lien entre les besoins et les ressources d’un territoire, afin de faire émerger des projets locaux partagés et solidaires.

Arrivé à Toulouse, par hasard, Hafid affine son idée en fréquentant différents tiers lieux, fablabs et espaces de coworking pour y présenter son projet de réseau social numérique de quartier. L’idée qui a germé en 2014, est née de l’observation des tendances alors en développement. Le numérique permettait l’émergence de différents réseaux sociaux de quartier, surtout dans les pays anglo-saxons. Une bonne idée qui se développait aussi en France, mais dont le phénomène restait timide. “Il y avait finalement peu de personnes réellement inscrites sur ces plateformes. L’impact était peu concluant et les résultats trop minimes pour faire véritablement levier en termes d’action collective et locale”, explique-t-il. C’est ainsi, que naît une autre idée, celle d’un réseau social « physique » de quartier, plus engageant que le réseau social numérique.

Installation participative d’une Nacelle ©Comm1possible

À Toulouse, il rencontre Clémence Le Nir, architecte, qui travaille sur la question de l’habitat participatif et la notion de commun. Un coup de foudre professionnel, avec un croisement des compétences et des idées, qui donnera rapidement naissance à un prototype du réseau social physique. La Nacelle se dessine et apporte une réalité différente au projet initial en l’ancrant dans le réel. Ce nouvel outil d’action, qui prend la forme d’un banc public circulaire mobile et connecté, cherche à faciliter les échanges et la convivialité ainsi que les démarches de participation dans l’espace public, en créant des ponts entre le présentiel et le numérique, le low-tech et le high-tech.

Comment définir la notion de commun en ville ?

“Selon moi, la notion de commun ne peut pas être utilisée au singulier. Il faudrait dire « les communs » ou « les biens communs » car on se réfère à une diversité de ressources et de communautés. Pour qu’elle constitue un commun, une ressource doit être gérée collectivement par une communauté, selon une forme de gouvernance partagée définie par elle-même. J’adhère en cela totalement à l’approche et à la définition d’Elinor Ostrom, prix nobel d’économie en 2009, qui a démontré que la gestion et la préservation de ressources en biens communs est plus efficace et durable économiquement, socialement et écologiquement, que du point de vue du marché. Finalement, c’est l’idée que ce qui est commun à notre humanité et à l’ensemble du Vivant, peut nous fédérer et nous permettre de relever les défis de la grande transition socio-écologique, qui nous font face aujourd’hui.”

La philosophie portée par Comm1possible est de détacher la gestion des communs urbains de la notion de marché, ayant tendance à uniformiser les besoins et les différences, ce qui conduit à un appauvrissement des liens, de la créativité, des idées et de la diversité des interactions entre les individus, essentiels à la préservation de ces communs urbains.

“Le constat est que depuis maintenant plusieurs années, nous faisons face à une privatisation progressive de tous les espaces urbains, ou à un renforcement des contraintes dans l’espace public. Ce dernier est un bien public, qui aurait pu être régi comme un bien commun, mais qui est malheureusement géré seulement à l’aune du pouvoir central de l’État, à travers la notion de sécurité. Par ailleurs, de plus en plus d’espaces publics ont tendance à devenir des espaces de consommation, quasi privatisés ou mis en concession en faveur d’une logique de marché.

Ainsi dans nos villes contemporaines, le distinguo entre espaces publics et espaces privés fait qu’il n’y a que deux approches qui coexistent. Celle de l’État et celle du marché, comme deux seules possibilités pour gouverner les espaces publics. Les citadins jouent les rôles dictés ces derniers — celui de consommateurs avides et celui de citoyens dociles. Or nous pouvons trouver une troisième voie à travers la notion de communs.”

L’espace public joue un rôle essentiel dans les temps gratuits qu’il offre et c’est par une intention ouverte et bienveillante que les populations réactivent leur implication citoyenne et font naître des initiatives qui s’inscrivent dans la dynamique des biens communs. Ainsi, les communs peuvent s’épanouir et reprendre de la vitalité.

“On continue de ne pas prendre soin de l’espace public, alors que c’est un espace vital de socialisation. Aujourd’hui il est hachuré, cloisonné, par des barrières, des espaces interdits aux jeux, aux enfants, aux sans domiciles fixes, privés de se poser et de s’approprier l’espace. Il n’existe quasiment plus d’espaces communs n’imposant pas la consommation. L’espace public est devenu un lieu de consommation et de flux comme un autre. Il perd alors son rôle politique primordial, celui d’être le lieu du débat et de la pratique démocratique. Il perd également sa dimension sociale comme espace de rencontre et de rassemblement pour tous où on peut se retrouver, partager, échanger gratuitement. Pour cela, il faut un changement de paradigme. Une démarche qui implique de dépasser les notions de propriétés publiques et privées, pour considérer davantage l’espace et les ressources matérielles, comme des propriétés communes à gérer ensemble et dans le partage. Nous avons donc choisi d’explorer la notion des “communs” avec la question de l’espace public.”

Que provoque l’installation de la Nacelle sur l’espace public ? A-t-elle une action de légitimation de prise de parole ? Provoque-t-elle des échanges spontanés ?

“En fait, c’est même plus grand que cela. Le simple fait de poser la Nacelle sur l’espace public révèle aux passants qu’ils traversent un espace public. Ce constat nous sidère car il est la preuve que la place sur laquelle on s’installe n’est pas du tout vécue et utilisée comme elle le devrait. En voyant ce banc circulaire, les gens réagissent et se souviennent qu’ils sont dans un espace appropriable. La Nacelle est révélatrice d’espaces publics.”

Outil mobile et facilement transportable, la Nacelle prend vie dans différents territoires pour répondre à des besoins précis. De la réalisation d’une concertation publique dans le cadre de projets d’aménagement, à la mise en commun d’idées pour la co-construction d’un projet citoyen, cette sphère ouverte incite au dialogue, ouvre le débat et permet l’émergence d’une intelligence collective.

“Je pense fondamentalement que dans l’imaginaire collectif, l’aspect circulaire de la Nacelle n’est pas anodin. Cette forme abolit la notion de hiérarchie, tous les individus impliqués sont à équidistance du centre et donc du sens que l’on souhaite y mettre. Par sa forme simple et universelle, la Nacelle est intuitivement acceptée comme un espace de partage et d’égalité. Comme devrait l’être un espace public, un lieu dans lequel tout le monde peut s’exprimer.”

Une dizaine de passants réunit autour d’une nacelle, à Montréal, pendant le festival Nova Stella. ©Comm1possible

L’idée est donc de réinvestir l’espace public grâce à la Nacelle, en reproduisant l’esprit que porte l’espace en commun, avec un cocon, un amphithéâtre, un forum qui rassemble un nombre idéal de personnes, pour favoriser les échanges (entre 7 et 10 personnes).

“On voulait réinvestir l’espace public pour lui redonner ses lettres de noblesse. C’est l’espace de débat, l’espace de friction, c’est l’espace où il peut aussi y avoir de la confrontation. Cette dernière n’est pas forcément mauvaise, elle peut être aussi très fructueuse, pour peu qu’on la conçoive comme un échange qui permette de considérer que des différences d’approches peuvent constituer des réponses innovantes et complémentaires à un même problème.”

Comm1possible recherche le décloisonnement qui permet la rencontre d’idées, et l’outil de la Nacelle donne un cadre propice à cette rencontre et à ces échanges ouverts. “Dès que l’on pose la Nacelle, on peut rencontrer jusqu’à 300 personnes par semaine. On devient alors de réels spécialistes du territoire, parfois même davantage que certains habitants eux-mêmes.” Une expérience de terrain riche et intense qui permet de recueillir les différents vécus et témoignages individuels de ceux qui se prêtent à la démarche. “On ne recherche pas un point de vue particulier. Il faut accepter tout le monde et tous les discours, y compris négatifs ou réactionnaires.” L’accueil permis par la Nacelle engendre une rencontre de qualité, un temps de partage très libre et sans jugement, qui rend possible la diversité des points de vue.

Quels sont les freins qui empêchent les espaces publics de jouer pleinement leur rôle ? Comment y remédier ?

“Le premier frein, qui est d’après mon expérience un réel obstacle aujourd’hui, est la notion très réductrice et paralysante de sécurité. Bien sûr, il est essentiel de faire en sorte que l’intégrité physique des personnes et des biens soit assurée. Mais ce n’est qu’une vision restreinte de la sécurité. D’abord, il ne faut pas se limiter à cela mais respecter également l’intégrité physique du vivant dans son ensemble : de la faune, de la flore, de l’environnement en général et de la notion de convivialité et de sociabilité également. Et si nous parlions aussi de la sécurité des liens sociaux et affectifs ? Cet objectif de sécurité focalisé sur les biens et les personnes, empêche très souvent des expérimentations qui peuvent être fructueuses d’un point de vue social, culturel et humain. Il empêche aussi de nouvelles manières d’habiter, d’interagir, de concevoir ou d’occuper l’espace public. Le risque, et c’est déjà le cas un peu partout, c’est qu’à terme on aboutisse à des sociétés uniformisées, figées. Pour moi, ce n’est pas ça la vie, qui est un perpétuel mouvement, mais plutôt une forme de mort cérébrale.”

La surprotection et la privatisation des espaces publics empêchent d’avoir des temps gratuits, des espaces libres, que tout le monde peut s’approprier. Selon Hafid, ce phénomène est lié au cloisonnement des espaces, mais aussi à un déséquilibre : “Notre société fait face à des phénomènes de prédation à travers les lois du marché. La spéculation foncière et immobilière déséquilibre totalement nos sociétés, en créant des ghettos de riches et des ghettos de pauvres. Certes, il existe un entre deux, habituellement réservé à la classe moyenne, mais qui tend de plus en plus à se réduire et à être absorbé dans une spirale spéculative, qui ne s’intéresse qu’à l’extraction de valeur financière. Tous ces phénomènes de gentrification sont bien connus et documentés, mais ils ont tendance à s’accentuer en période de crise. Pour sortir de ce cercle infernal, il est urgent de concevoir de nouvelles manières de gérer le foncier, par exemple à travers des Organismes fonciers solidaires (OFS), qui libèrent les terrains de la loi du marché. Pour moi, il est essentiel de faire davantage place au “prendre soin”, des espaces, du Vivant, de l’environnement, pour trouver un équilibre qui nous fait grandement défaut aujourd’hui.”

À quel défi font face les démarches participatives ?

Les démarches participatives se multiplient et deviennent un réflexe pour de nombreuses collectivités et acteurs de l’urbanisme. “La mouvance actuelle de généraliser la participation citoyenne dans les projets de développement social ou urbain va dans le bon sens. Mais comme souvent, la machine inclusive se stoppe quand s’arrête la démarche de concertation elle-même. Le problème aujourd’hui, c’est que la concertation ne suffit pas à recréer à long terme des espaces de sociabilité. La concertation souffre encore de plusieurs écueils : soit elle est considérée comme un outil de communication et de marketing territorial, qui sert encore pour beaucoup de collectivités, d’aménageurs ou de promoteurs à faire accepter leur projet à la population locale ; soit on ne va pas au bout de ce que la concertation peut offrir et au lieu de passer à de la co-construction et à une gouvernance partagée, on s’arrête au constat qu’a fourni la concertation. Constat et diagnostic certes essentiels, mais insuffisants pour impulser un changement.

Pour qu’une démarche participative fonctionne, il faut sortir de la vision utilitariste, car mettre en lien des habitants entre eux et avec la municipalité crée de la valeur sociale. Ensuite, il est essentiel que la démarche de participation citoyenne, qui commence par une concertation, se poursuive par d’autres étapes de co-construction avec les citoyens, par exemple à travers l’expérimentation des propositions faîtes par ces derniers, comme c’est le cas dans le cadre des projets d’urbanisme transitoire. Provoquer ces rencontres et ces interactions jusqu’à concevoir ensemble des espaces et des usages, c’est certainement participer à un renouveau de nos pratiques urbaines et au bien-être dans la Cité.”

Comment rendre les démarches participatives plus qualitatives ?

La participation citoyenne constitue souvent un temps d’échange autour d’un projet. Elle se déploie le plus souvent à travers, ce que l’on appelle couramment, une démarche de concertation. Mais la participation citoyenne s’arrête souvent à la fin de la concertation, pour laisser à nouveau place aux experts qui vont mener la conception-réalisation du projet. On ne cherche alors plus à laisser de la place au dialogue ou à la co-construction avec les habitants. “La société civile est échaudée par des démarches de concertation qui n’écoutent pas réellement les usagers, ou qui ne vont pas au bout de leurs promesses. Or ces démarches de participation citoyenne sont des temps de partage du pouvoir décisionnaire. Il faut une recherche des équilibres des pouvoirs, pour renforcer celui du bien commun. Pour cela, il est nécessaire de veiller à l’équilibre des temps d’écoute et de parole. Finalement, la démarche de concertation, c’est une ingénierie du temps où l’on se pose la question suivante : comment articuler au bon moment les temps de prise de parole de chaque groupe d’acteurs, de manière à organiser l’écoute, l’accueil et le partage du pouvoir ?”

Il s’agit aussi d’aller au bout de la démarche, en ne se contentant pas d’informer les citoyens. “En travaillant avec d’autres structures, comme des agences de design ou d’urbanisme transitoire, nous avons pu faire le constat qu’il est essentiel d’aller au bout du processus, en prolongeant la concertation avec une démarche de test, puis de co-construction, jusqu’à la possible cogestion des espaces qui sont produits.”

Et pour cela, la Nacelle est vectrice d’engagement. “Une fois que le passant y a mis les pieds, il participe au dialogue. Le présentiel est essentiel à cela. Bien sûr, il y a aussi un réel intérêt à développer des démarches participatives numériques pour plus d’équité, notamment envers les personnes peu disponibles souhaitant participer aux démarches citoyennes, mais l’engagement en présentiel est irremplaçable.”

Comm1possible œuvre donc à son échelle pour rendre possible l’activation du bien commun que peut être l’espace public, en favorisant le dialogue et le lien social et en s’adaptant sans cesse aux problématiques et besoins des territoires. Hafid nous raconte sa motivation profonde : “Aller jusqu’à co-construire avec les habitants des projets de territoire s’inscrit dans l’idée d’autonomisation et de capacitation des acteurs de ce territoire. L’idéal serait d’arriver, à terme, à créer une constellation de territoires autonomes, mais interdépendants, qui échangent entre eux des savoirs-faires, des biens, des ressources, jusqu’à former des communautés d’actions résilientes face aux changements climatiques et sociaux qui nous attendent.” Au-delà de la participation, l’ambition est de faire levier pour un engagement pérenne et une autonomisation à l’échelle locale autour de la notion des biens communs.

LDV Studio Urbain
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