Quel rôle peut jouer la fabrique urbaine sur la mémoire coloniale ?
Dans un article du Monde paru le 13 juin, le socialiste Rémi Féraud, candidat aux élections municipales de 2026 à Paris, a annoncé vouloir renommer l’avenue Lamoricière, portant le nom d’un général ayant eu un rôle majeur dans la colonisation de l’Algérie. Il ravive ainsi les débats autour de la décolonisation des espaces publics.
En effet, les villes françaises regorgent encore de nombreux lieux, monuments et représentations hérités de la période coloniale. Par exemple, à Paris, une statue rend hommage au maréchal Joseph Gallieni, à l’origine de massacres lors de la conquête de Madagascar. À Lyon, la rue d’Isly célèbre la bataille du 14 août 1844 au Maroc, remportée par la France dans un contexte de « pacification » de son empire colonial. Ces symboles honorent la mémoire de personnes ayant pris part à la colonisation et à l’esclavage, et leur présence dans l’espace public suscite des contestations de la part de la société civile. En avril dernier, à Toulon, l’association Le Comptoir des Idées a organisé un rassemblement afin de s’opposer à ces représentations symboliques et interpeller l’opinion publique sur ce sujet.
INTÉGRER LA DÉCOLONISATION URBAINE DANS LES RÉFLEXIONS SUR LA MÉMOIRE COLONIALE
La présence de ces représentations dans l’espace public engendre des réflexions sur la mémoire coloniale : comment la société doit-elle se souvenir, interpréter et raconter cette période de l’histoire ? Depuis les années 2010, cette question s’impose progressivement comme un enjeu politique et se traduit par la multiplication des reconnaissances publiques officielles des violences coloniales perpétrées par la France. Récemment, le président de la République a reconnu que le pays avait mené une guerre au Cameroun au cours de la décolonisation, marquée par des violences répressives. Ces déclarations permettent d’introduire dans le récit national la perspective des colonisés et laissent place à une vision critique de cette période de l’histoire.
Toutefois, la réécriture du passé colonial ne se limite pas aux discours, mais implique également de questionner les symboles associés à cette époque. Dans cette perspective, un mouvement de décolonisation des espaces publics émerge depuis quelques années dans plusieurs pays. Ce mouvement renvoie aux démarches s’opposant à la présence de traces matérielles du passé colonial dans les villes. Déboulonnage de statues, installations de plaques symboliques, édification de figures historiques ayant lutté contre la colonisation : bien que peu investies par les pouvoirs publics en France, ces initiatives sont pourtant essentielles pour permettre à tous les habitants de s’y sentir représentés. La décolonisation urbaine doit donc être pleinement intégrée aux politiques menées sur la mémoire coloniale.
UN ESSOR RÉCENT DANS LES ANCIENNES PUISSANCES COLONIALES
Les premières revendications de décolonisation des espaces publics ont été formulées par des associations des pays anciennement colonisés, lors de leur indépendance dans les années 1960. En 1963, la Place Maréchal Lyautey à Alger, qui rendait hommage à un militaire ayant joué un rôle majeur dans la colonisation française, est rebaptisée au nom de Maurice Audin, militant pour l’indépendance algérienne. Ce geste constitue l’une des premières actions célèbres de ce mouvement.
Ces initiatives se poursuivent aujourd’hui et se structurent parfois autour de mouvements sociaux. En Afrique du Sud, les premières exigences de la vague de contestation étudiante « Rhodes must fall », engagé pour la décolonisation des universités, portent sur le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes, figure britannique majeure du colonialisme. Ce geste a inspiré des démarches similaires dans d’autres universités africaines, notamment l’installation de figures historiques nationales dans les espaces publics. Ces actions montrent que la décolonisation urbaine, en célébrant les figures anticoloniales plutôt que celles des colonisateurs, permet à ces populations de réaffirmer leur identité nationale.

El Morro (Popayán) © Wikimedia Commons
Dans les anciennes puissances coloniales et d’autres pays occidentaux, ces revendications se développent à partir des années 2020. En effet, les réflexions autour de la décolonisation et la présence des symboles coloniaux dans les villes s’internationalisent suite aux manifestations contre le racisme en lien avec la mort de George Floyd[1] et au mouvement Black Lives Matter[2]. Si pour les pays autrefois colonisés, ces actions permettent une réappropriation de l’histoire nationale, leur extension dans les anciennes puissances coloniales témoigne d’une remise en cause de leur passé colonial. Par exemple, en Grande-Bretagne, s’inspirant du mouvement « Rhodes must fall », des protestations étudiantes ont conduit au retrait des plaques commémorant Cecil Rhodes pour dénoncer la glorification des figures coloniales britanniques dans l’espace public.
Dans certains pays, la décolonisation des espaces publics suscite un intérêt majeur auprès des institutions et constitue même un objectif politique. En Belgique, une résolution a été soumise par les partis de la majorité à la Région de Bruxelles-Capitale en 2020, afin de soutenir la recherche et les actions sur ce sujet. En 2023, l’agence d’urbanisme Urban brussels, a mis en œuvre un plan d’action dédié à cette thématique, visant à repenser et recontextualiser les traces du passé colonial dans l’espace urbain bruxellois.
Ces initiatives se multiplient également en France. Les actions récentes concernent principalement la pose de plaques afin de contextualiser les appellations de rues, de quartiers, de commerces. Un changement toponymique notable est[3] la rue du Chevalier‑de‑Saint‑George à Paris, qui portait auparavant le nom d’un général impliqué dans la colonisation. D’autres initiatives portent sur le retrait ou la recontextualisation de statues et monuments, et sur la création d’installations symboliques qui rendent visibles les héros de la résistance à la colonisation.

Plaque Rue Chevalier Saint George – Paris I (FR75) © Wikimedia Commons
Toutefois, ce mouvement ne bénéficie pas d’un réel soutien institutionnel. Les initiatives restent largement portées par des acteurs associatifs, des collectifs citoyens ou certains élus locaux, sans impulsion forte de l’État. De plus, elles sont souvent la cible de longs débats publics et font face à des réticences politiques. Par exemple, le nom du quartier « La Négresse », à Biarritz, a fait l’objet de débats récurrents depuis 2013. Plusieurs demandes de changement de nom, appuyées par des associations, ont été rejetées par la mairie. En 2025, la justice a ordonné le retrait officiel du nom pour le quartier, mais seule une rue a été renommée. Ainsi, en dépit de mobilisations associatives, la décolonisation des espaces publics demeure lente et controversée.
LA FABRIQUE URBAINE, OUTIL DE RÉPARATION DE LA MÉMOIRE COLONIALE ?
La manière dont les espaces publics sont aménagés participe à la construction d’un récit collectif sur le passé et le présent des sociétés qui y vivent. Toute action sur les éléments qui composent ces espaces, tels que renommer une rue ou installer des représentations symboliques, constitue un vecteur de questionnements politiques sur la mémoire nationale, comme en témoignent les nombreux débats à l’œuvre sur la décolonisation des espaces publics en France.
Ainsi, ces initiatives de décolonisation urbaine permettent de modifier la manière dont la colonisation est perçue et interprétée dans l’imaginaire collectif. L’inauguration d’une « table de désorientation » en face de la statue coloniale du sergent Blandan à Nancy le 6 novembre dernier présente un texte racontant une contre-histoire du point de vue des populations colonisées. Ce geste démontre comment la fabrique urbaine peut être un vecteur de réparation de la mémoire coloniale. En effet, ce type de démarche amène à reconnaître les torts du passé colonial et permet de donner une place aux récits marginalisés dans les espaces publics.
Ainsi, à travers la décolonisation des espaces publics, la fabrique urbaine peut servir de support de nouveaux récits urbains et participer à la construction d’une ville plus inclusive. Plus largement, ces actions amènent à réfléchir sur la nécessité d’intégrer la mémoire coloniale dans les politiques et projets d’aménagement, par exemple en donnant aux projets le nom de figures décoloniales ou en associant les associations de mémoire coloniale aux concertations participatives. En France, ces réflexions sur le rôle de la ville sur la mémoire coloniale, pourraient bénéficier d’un soutien public renforcé et être pleinement intégrées aux politiques urbaines, à l’image de ce qui se fait dans d’autres pays.
[1] La mort de George Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis aux États-Unis, causée par un policier lors de son arrestation, a provoqué une vague de contestation mondiale contre le racisme et les violences policières.
[2] Black Lives Matter est un mouvement social international né en 2013 aux États-Unis pour dénoncer les violences policières et le racisme systémique envers les personnes noires.
[3] Un toponyme est un nom de lieu.