Que peuvent nous apprendre les territoires d’outre-mers sur la gestion de l’eau ?

30 Avr 2024 | Lecture 4 min

Alors que la crise de l’eau perdure à Mayotte, la remise en question de la gestion de la ressource en milieu insulaire est au cœur des préoccupations. Comment ces environnements parviennent-ils à s’autogérer face à de telles problématiques ? Quelles dynamiques impactent les territoires d’outre-mer ?

Pour éclairer ces questions, l’urbaniste et hydrologue chevronné Christian Piel, fondateur de l’agence Urbanwater, offre des perspectives approfondies sur le sujet.

→ Les problèmes d’assainissement en Guadeloupe mais aussi la crise de l’eau à Mayotte, marquée par de fréquentes coupures d’eau potable dues à une sécheresse importante et un manque criant d’infrastructures et d’investissements, soulèvent des questions cruciales sur la gestion de cette ressource en milieu insulaire. Pouvez-vous nous expliquer comment est-il possible qu’une crise de l’eau sur un territoire tropical, comme celui de Mayotte, puisse exister ?

Mayotte est effectivement une île au climat tropical, recevant trois fois plus de précipitations que Paris, il peut donc sembler surprenant que cette île soit actuellement approvisionnée en eau, entre autres par des bouteilles transportées par bateau. L’une des raisons est que cette forte pluviométrie est concentrée sur une seule période de trois mois, suivie de neuf mois de quasi-sécheresse. L’enjeu est ainsi de parvenir à conserver une réserve d’eau afin d’assurer un équilibre et une répartition adéquate de l’eau pour l’ensemble de la population où qu’elle soit située sur l’île.

Aujourd’hui cet équilibre n’est pas assuré. Pour l’expliquer brièvement : l’île de Mayotte est naturellement dotée de nappes souterraines capables de stocker l’eau de pluie, agissant comme une éponge qui retient l’eau. Cependant, cette capacité est compromise par deux phénomènes majeurs. D’une part, l’urbanisation accélérée qui rend les sols imperméables, bloquant l’infiltration de l’eau et favorisant son ruissellement. D’autre part, une agriculture de plus en plus intensive qui mène à la déforestation, particulièrement sur les pentes, ce qui non seulement empêche l’eau de s’infiltrer mais accélère également son écoulement et provoque une érosion plus rapide des sols. Ces deux facteurs limitent le rechargement des aquifères et rendent difficile le maintien des réserves d’eau pendant les mois secs.

Outre ces dégradations quantitatives, ces mutations dans l’occupation des sols ont des impacts en termes qualitatifs : le ruissellement de l’eau de pluie sur les terrains ruraux déboisés, sur les surfaces urbaines encombrées, cause une pollution significative du lagon. Sans arbres ni végétation pour freiner ce flux, les produits chimiques et engrais présents dans les sols agricoles sont emportés et déversés directement vers le lagon, de même pour les plastiques et autres ordures ménagères encombrants les ravines, caniveaux et dépôts divers.

→ En définitive, que ce soit dans un environnement insulaire ou continental, le cycle de l’eau impliquant les nappes phréatiques reste essentiellement similaire. Ainsi, le défi ne réside pas tant dans les changements météorologiques actuels, mais plutôt dans l’artificialisation du territoire, son développement et sa gestion. Quels obstacles se dressent devant les territoires d’outre-mer dans leur gestion de l’eau, et quelles stratégies innovantes ou méthodes pourraient être adoptées pour surmonter ces défis ?

En effet, bien que le changement climatique soit souvent pointé du doigt pour les perturbations dans le cycle de l’eau, les problèmes observés découlent davantage de l’utilisation non régulée et parfois inadaptée du territoire. Contrairement à la métropole, où la diversité des nappes phréatiques assure un approvisionnement constant et stable en eau, comme à Paris qui puise dans des sources éloignées jusqu’à 100 kilomètres, les îles comme Mayotte sont limitées à leurs seules ressources présentes sur leur territoire insulaire. L’utilisation intensive de ces ressources, notamment pour la consommation humaine et l’irrigation, crée un déséquilibre, rendant certaines zones particulièrement vulnérables pendant les saisons sèches.

Pour faire face à ces défis d’approvisionnement en eau, l’île de Mayotte s’est tournée vers les stations de désalinisation. Une solution qui permet d’obtenir de l’eau douce à partir d’une eau saumâtre ou salée via des procédés thermiques visant à évaporer l’eau puis à la condenser, ou via des traitements de filtration membranaire appelés osmose inverse. Ces infrastructures sont aujourd’hui défaillantes à Mayotte. Selon moi, les ressources financières ne sont pas le principal obstacle, nous avons très certainement les fonds suffisants et les investissements nécessaires pour leur entretien. Le problème réside plutôt dans la fragilité de ces techniques, qui requièrent d’une part des eaux d’une qualité que présentent de moins en moins les eaux du lagon, d’autre part des compétences spécifiques trop absentes à Mayotte.

Plus largement, si ces techniques peuvent apporter une réponse ponctuelle, il me paraît que les pouvoirs publics doivent mettre en œuvre parallèlement des mesures plus durables et adaptées au contexte particulier de l’île, et des îles en général. Des mesures s’appuyant sur les capacités naturelles de ces géographies, c’est-à-dire privilégier les solutions dites « fondées sur la nature ». Ainsi, l’adoption de techniques agricoles durables, comme la plantation de haies et l’aménagement de fossés, pourrait optimiser la conservation et la dépollution des eaux de ruissellement. Par ailleurs, la révision des pratiques agricoles pour limiter la consommation d’eau constitue également une option envisageable. En zone urbaine, existent désormais partout dans le monde, des méthodes, des techniques, des matériaux d’infiltration et de filtration de l’eau pluviale, voire des eaux grises, qui pourraient être employées dans les tissus urbanisés de Mayotte. Techniquement, les solutions sont nombreuses, éprouvées et surtout adaptées techniquement, socialement et financièrement.

On voit ainsi que le principal obstacle, particulièrement à Mayotte, est l’insuffisance de planification et surtout d’application des plans urbains. Les zones urbaines naissent pour une grande part d’occupations spontanées, générées par l’arrivée de populations en quête de meilleures conditions de vie, notamment depuis les autres îles des Comores. Sur le volet agricole, sont observés des usages inadaptés et participant à une mauvaise gestion de la ressource en eau. Les pratiques agricoles traditionnelles, comme les brûlis qui consistent à défricher les champs par le feu, se révèlent complexes à changer, surtout si ces changements impliquent l’intervention des autorités. Ces enjeux sont donc multidimensionnels et relèvent à la fois des sphères politiques, sociales et réglementaires.

→ La question de l’urbanisme et de la maîtrise foncière joue donc un rôle crucial dans les défis associés à la gestion de l’eau. Chez Urbanwater, ces questions sont au cœur de vos pratiques, vous avez déjà eu l’occasion de travailler dans des contextes ultramarins, bien que non insulaires, comme en Guyane. Avez-vous été confrontés à des problématiques similaires ? Quelles ont été vos approches en tant qu’urbanistes ?

Effectivement, l’agence Urbanwater s’efforce d’intégrer et de valoriser l’eau en milieux urbains depuis près de 25 ans. Notre équipe pluridisciplinaire, composée d’architectes, d’hydrologues, d’urbanistes, de paysagistes, d’agronomes, et de juristes, nous permet d’aborder la question sous l’angle le plus large possible, que ce soit pour des projets de conception, d’assistance technique ou d’expertise. Nous nous efforçons également de nous inscrire dans la recherche et le développement  pour mieux intégrer le grand cycle de l’eau dans les usages et la préservation du territoire, en incluant la pluie, les rivières, et les eaux souterraines. Et nous nous penchons de plus en plus sur l’intégration des eaux grises dans ces réflexions. Nous menons aujourd’hui des expériences de ce type sous différents climats et contextes, en Ile de France ou nous sommes implantés, en métropole, en Martinique et en Guadeloupe, à Mayotte, également actuellement au Mozambique ou au Laos.

Ateliers ©Urbawater

Ateliers ©Urbawater

Notre expérience en Guyane nous a confrontés à des enjeux distincts de ceux que rencontre le territoire de Mayotte. Les défis principaux liés à l’urbanisation en Guyane concernent les inondations, résultant de la submersion marine, de la montée des eaux souterraines ou des précipitations abondantes, souvent dues à une combinaison de ces éléments. La configuration du territoire, littéralement posé sur une éponge rend la région particulièrement vulnérable à l’eau, provoquant des inondations plus fréquemment que des sécheresses.

On observe ainsi, au regard par exemple de ces deux territoires, Mayotte et la Guyane, qui font face à des problématiques opposées, la première la diminution de la ressource, la seconde, l’accroissement du risque d’inondation, des solutions relevant d’une même approche, celle de faire avec la géographie, d’avoir recours aux processus naturels pour réduire efficacement la vulnérabilité des populations et des biens.  :

La réponse repose sur une parfaite compréhension de la géographie locale afin d’adapter l’urbanisme à ce contexte hydrologique spécifique. En Guyane, la nappe phréatique est prélevée de manière trop excessive, ce qui favorise l’intrusion d’eau de mer salée, inondant le territoire mais pas seulement, compromettant la qualité des réserves d’eau douce et complexifiant l’approvisionnement en eau potable des agglomérations côtières. Il y est donc essentiel d’adapter l’aménagement du territoire de sorte à minimiser son impact sur le cycle de l’eau, en favorisant le rechargement des nappes phréatiques et en les protégeant contre l’intrusion d’eau salée et de pollutions diverses. La question de la maîtrise foncière est donc primordiale, c’est en cela qu’il s’agit surtout d’enjeux politiques.

En ayant pleinement conscience de toutes ces dimensions, notre travail à Cayenne, qui est une ville confrontée à de nombreuses inondations, a débuté par une analyse approfondie du territoire, de ses phénomènes météorologiques et d’inondations. Suite à cela, nous avons proposé des relogements sûrs pour les populations à risque et (re)planifié l’occupation des zones les plus exposées par des activités réduisant la vulnérabilité, telles que le sport et l’agriculture, tout en créant des espaces de loisirs comme des promenades, des aires de pêche ou encore des parcours de kayak. La question de l’usage sur les zones inondables est cruciale puisqu’en y proposant de nouvelles fonctions, nous évitons l’installation de nouvelles populations, généralement les plus fragiles, et réduisons ainsi le risque.

L’objectif est de conférer à certains espaces des fonctions compatibles avec les différentes présences de l’eau, faire de ce qui peut constituer un problème, l’inondation, une opportunité et un facteur de valorisation du territoire. Nous aident dans cette approche, les financements publics nombreux, dédiés initialement à la gestion des risques, et qui s’avèrent ainsi servir également à l’exploitation de la ressource.

→ La dimension politique revient souvent lorsque l’on aborde la gestion de l’eau, si cela est si important, diriez-vous qu’il y a un manque de volonté pour les territoires d’outre-mer de la part de la métropole ? Que pensez-vous de la proposition du gouvernement de créer un établissement public de l’eau pour Mayotte ?

Je pense que le problème réside davantage dans la réactivité tardive des autorités plutôt que dans un manque de volonté ou de financement. Les idées ne sont peut-être pas toujours claires, mais il apparaît surtout que  les actions sont lancées trop tardivement, lorsque la catastrophe est déjà en cours.

Dans ce contexte, la proposition gouvernementale pour la création d’un office public de l’eau à Mayotte me semble une excellente idée. En métropole, la gestion de l’eau est supervisée par des agences de l’eau, financées par une taxe sur l’eau potable, qui redistribue ces fonds vers des initiatives de protection et de dépollution des ressources aquatiques. Ces établissements publics, répartis selon les bassins versants majeurs, jouent un rôle essentiel dans la préservation de l’environnement et la gestion de l’eau, finançant des projets pour réduire l’imperméabilisation des sols et soutenir l’agriculture durable.

A Mayotte, l’absence d’une telle structure conduit à une gestion de l’eau moins coordonnée et efficace, marquée par une instabilité méthodologique, financière et de gouvernance. La création d’une agence de l’eau, sur le modèle métropolitain, pourrait significativement améliorer la situation, notamment en permettant l’élaboration de plans et schémas directeurs de gestion des eaux. En Martinique et en Guyane, des structures similaires existent déjà, bien que celle de Guyane ne soit pas financée de la même manière.

→ Finalement, existe-t-il des îles exemplaires en termes de gestion de l’eau ?

Il est peu probable que la France compte des îles entièrement autonomes en matière de gestion de l’eau, du moins pas en métropole puisqu’il s’agit de petites îles qui sont rattachées au territoire. Singapour offre un cas d’étude remarquable à cet égard. Séparé de la Malaisie à la suite de tensions politiques, ce pays a dû s’affranchir et assurer son autonomie en approvisionnement en eau, valorisant chaque goutte d’eau à travers un système de traitement et de stockage efficace. Depuis, Singapour excelle dans la gestion de l’eau, utilisant des technologies avancées pour réutiliser l’eau à des fins diverses, y compris le traitement des eaux noires (eaux usées provenant des toilettes) pour les rendre potables, une pratique qui peut soulever des questions culturelles ailleurs. Néanmoins, et en cela, elle n’est pas exemplaire, les moyens mis en œuvre sont pour l’essentiel très coûteux, fragiles et inadaptés à l’économie de nos territoires d’outre-mer. Le Costa Rica pourrait constituer un exemple plus probant en termes de mise en œuvre de solutions fondées sur la nature pour une gestion durable de la ressource et du risque.

En France, la problématique est plus récente. Cependant, on constate depuis une ou deux décennies, dans les pratiques et dans la réglementation, une réelle place faite aux approches en lien avec la géographie. Et aujourd’hui, l’idée d’associer à la gestion de l’eau pluviale des eaux grises ou noires avance très vite, et sortiront en juillet des décrets autorisant ces nouvelles approches. En métropole et dans les territoires d’outre-mer.

LDV Studio Urbain
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