L’architecture de crise #3 – Quand la ville se fabrique dans le déplacement : Habiter la mobilité

L'artiste anglais Simon Beck piétine dans la neige jusqu'à obtenir, grâce à ses propres traces de pas, des motifs qui révèlent son expérience corporelle dans l’espace.
26 Jan 2016

Dans un monde de plus en plus changeant et dans un environnement urbain soumis à de nombreux bouleversements, Demain la Ville vous propose une série d’articles sur l’architecture de crises. Après deux articles sur la résilience face à la menace de l’eau, découvrez aujourd’hui  la suite de la série.

Le terme « habiter » est généralement – et à défaut – associé à l’ancrage sur un territoire et à la fixité de la cellule d’habitation.

L’anthropologue britannique Tim Ingold s’extrait du schéma binaire opposant nomadisme et sédentarité, généralement utilisé pour qualifier les manières d’habiter un territoire. Dans son ouvrage « Being alive, essays on movement, knowledge and description », il avance l’hypothèse que « le cheminement itinérant est le mode fondamental par lequel les êtres vivants habitent la Terre. Chacun de ces êtres doit ainsi être imaginé comme la ligne de son mouvement ou, plus réalistement, comme un ensemble de lignes ».

Ainsi, au travers de son regard, habiter ne se résume plus à posséder une adresse ni à s’enraciner quelque part. La maison peut ainsi être considérée comme une accroche transitoire entre les différentes trajectoires vécues. En somme, le fait d’habiter se réalise dans le cheminement, le flux, le trajet parcouru pour travailler, faire ses achats, se réunir entre amis, rendre visite à ses parents… Ces lignes de vie, invisibles et pourtant bien présentes, convergent toute en un nœud, le logement, lui-même également déplaçable au fil du temps. En somme, habiter est une géographie.

L'artiste anglais Simon Beck piétine dans la neige jusqu'à obtenir, grâce à ses propres traces de pas, des motifs qui révèlent son expérience corporelle dans l’espace.

L’artiste anglais Simon Beck piétine dans la neige jusqu’à obtenir, grâce à ses propres traces de pas, des motifs qui révèlent son expérience corporelle dans l’espace.

Une distinction doit cependant être établie entre habiter un lieu et l’occuper.

Occuper consiste à imposer une forme à un espace qui la reçoit passivement. Ainsi, notre urbanisme est saturé de bâtiments qui « occupent » un lieu en opposant un dedans à un dehors.

Mais pour revenir au concept d’habiter, si c’est notre mobilité qui construit notre habitat, que distingue alors un nomade d’un sédentaire ou un migrant d’un non migrant ? Par nos maillages quotidiens, nous serions tous des migrants en perpétuel transit ?

Quand le transitoire se pérennise, quand le mouvement est limité

Ceux que l’on appelle migrants,  les réfugiés, les immigrés, les roms… ne sont plus dans le mouvement  dès lors qu’ils atteignent la fin de leur voyage. La ville n’a de cesse de les placer à l’extérieur de ses frontières, de les fixer dans la précarité, de les rejeter aux marges de ses limites, les poussant à construire des spatialités informelles. Aujourd’hui, les camps de transit immobilisent les migrants fixés dans des camps qu’ils ne cessent d’habiter successivement.

L’anthropologue Michel Agier défend la théorie de la pérennisation des camps de transit migratoire dans le temps et dans l’espace. Selon lui, « de l’asile naît la ville, du refuge le ghetto », donnant naissance à un processus général d’ « encampement du monde ».

Les camps se multiplient et se banalisent aux espaces charnières et frontières de notre monde contemporain. Ces lieux qui regroupent près de 20 millions de personnes, forment l’un des nouveaux visages de la société mondiale. Gouvernements nationaux et agences internationales adoptent de plus en plus systématiquement cette solution pour « regrouper », « parquer », « stocker » ou mettre à l’écart ces indésirables.

Camps, campements de fortune, centres de rétentions, au creux des infrastructures, dans les interstices des villes ou piégés entre deux frontières… ces lieux de vie font durablement partie des espaces et des sociétés qui composent le monde d’aujourd’hui.

« Hors-lieux » de l’espace et du temps, hétérotopies regroupant les damnés de la terre qui ont fui les conflits, la misère ou les catastrophes écologiques, ces espaces censés répondre à des situations d’urgence traversent parfois les années, comme le camp palestinien de Chatila au Liban, établi depuis 1948.

Au fil du temps, les camps deviennent des lieux de vie que les habitants s’approprient, retapent, solidifient, aménagent et décorent. Entre tentes éventrées et bidonvilles éclectiques, l’aspect des camps change, se solidifie. Selon cette dynamique, la jungle de Calais s’organise et compte aujourd’hui des épiceries, une église et même une discothèque. En 2011, le camp de Nahr-al-Bared, au Liban, fut reconstruit à la demande des réfugiés, à la suite de sa destruction lors d’un conflit entre l’armée libanaise et une organisation islamique. Le nouveau camp, rebâti en suivant les contours de l’ancien, a même fait l’objet d’un plan d’urbanisme. Ainsi, en bénéficiant au même titre qu’un quartier établi d’une reconstruction « post-guerre », le camp est reconnu et intégré au paysage urbain alors qu’administrativement, ses habitants sont toujours « encampés », privés des droits élémentaires de liberté de mouvement et d’expression démocratique.

La construction d’une église à Calais signe le rallongement temporel du “transit”. A droite, le camp de Nahr-al-Bared fut reconstruit et intégré au tissu urbain.

La construction d’une église à Calais signe le rallongement temporel du “transit”. A droite, le camp de Nahr-al-Bared fut reconstruit et intégré au tissu urbain.

En fait, le migrant encampé habite moins le mouvement que n’importe quel sédentaire occupant un logement. Enfermé dans un camp qui bride l’étendue de ses lignes de mobilité, il s’enracine dans une forme urbaine censée être éphémère et devenue permanente. Ainsi la ville se construit dans la dialectique entre le voyage que l’on cherche à fixer et la mobilité incessante qui est devenu l’emblème de notre modernité.

Quand un évènement éphémère fait la ville

Une autre manière d’aborder la mobilité consiste à observer les formes d’habitat éphémère.  S’il est difficile de parler de transitoire concernant les camps de fortune ou de réfugiés, ce terme peut en revanche s’appliquer au mode d’habiter déployé lors d’évènements festifs ou religieux.

En Inde, cette année, la ville de Nashik est devenue malgré elle un laboratoire d’urbanisme. « Petite » cité paisible tout au long de l’année, elle se transforme en mégalopole de plus de 30 millions de résidents durant  quelques jours, à l’occasion du pèlerinage hindou de la Kumbh Mela. A tour de rôle, les villes saintes de Prayag, de Haridwar, d’Ujjain et de Nashik accueillent quatre fois tous les douze ans la fête de l’immersion dans le Gange. A cette occasion, des hôpitaux, des habitations, des points d’eau, des services de restauration et d’ordre ainsi qu’un réseau d’éclairage urbain apparaissent le temps des célébrations, pour disparaître de nouveau.

La ville temporaire de Sangam en Inde lors du pèlerinage de la Kumbh Mela en 2013.  © SANJAY KANOJIA/AFP

La ville temporaire de Sangam en Inde lors du pèlerinage de la Kumbh Mela en 2013.
© SANJAY KANOJIA/AFP

Le Massachusetts Institute of Technology (MIT) y a organisé récemment des « camps de l’innovation », pour repérer et mettre au point des technologies relatives au suivi des épidémies, à la mobilité, au contrôle des foules ou encore au logement… Ce phénomène d’urbanisation accélérée pourrait bien représenter un modèle à étudier pour anticiper les situations de migration de masse ou d’accroissement rapide de la démographie.

D’autres villes ont la capacité de sortir de terre aussi vite qu’elles sont effacées par le sable. En plein cœur du désert de Black Rock apparait chaque année une ville tout droit sortie de l’imagination de George Lucas.

La ville éphémère de Black Rock City accueille d’étranges pratiques, habitations et engins le temps de quelques semaines

La ville éphémère de Black Rock City accueille d’étranges pratiques, habitations et engins le temps de quelques semaines

Burning Man est un méga-événement mondial, sorte de festival de musique électronique, de foire de curiosités, de cirque et de carnaval. Pour accueillir ses 50 000 résidents le temps d’une semaine, il a nécessairement pris la forme et les fonctions d’une ville: Black Rock City. Un plan de haute résolution urbaine a été établi afin de décider du tracé de la ville éphémère, de l’organisation de ses rues et de ses quartiers. La mise en place d’instances organisationnelles telles que la société Black Rock City LLC, comptant 35 employés toute l’année et un conseil d’administration, a permis d’institutionnaliser la gouvernance de la cité éphémère. Lors de l’événement lui-même, des chefs de département supervisent les services de communications, d’infrastructure, d’urgence, de sécurité, d’hygiène, de distribution du courrier… entre autres fonctions de la ville.

Bien loin de l’organisation anarchiste des premières années, la politique de restriction se fait de plus en plus sévère. Les escapades à la frontière du désert et les courses- poursuites effrénées en voiture sont passées au tamis des règlements de la vie métropolitaine. Mais, bien que Black Rock City ait progressivement fini par ressembler par sa forme physique et sa construction bureaucratique à une ville, elle ne ressemble pas pour autant à une ville classique. Au travers de cette cité centripète, l’objectif est d’exprimer et d’encourager un sentiment d’appartenance communautaire autour d’une figure centrale (la grande statue du Man, brûlée à la fin du festival) et d’établir des densités de population favorisant les interactions sociales.

Pas d’euros ni de dollars dans cette cité mystique où seul le troc et le bénévolat tiennent valeur de monnaie. Des groupes informels se forment, animent les rues, échafaudent des structures semblables à des douches ou servant simplement de totems. Pour tout service effectué, une « rétribution » est attribuée, sous forme d’une limonade maison, d’un cours de yoga, d’une œuvre de body painting ou d’une ballade en « char ailé ».

Au cours de son histoire, l’emplacement de la ville a évolué en fonction de considérations politiques et sécuritaires. Au départ « dissimulé » dans l’immensité désertique, le camp n’accueillait que les participants s’étant rendus vers une station appelée « la porte », où les informations de géolocalisation de l’évènement leurs étaient fournies. L’augmentation de la fréquentation ne permit pas longtemps de contrôler les arrivants par ce sas et le camp fut déplacé au plus proche de la route . Les extensions ultérieures furent déterminés par des négociations avec les autres utilisateurs du terrain.

La figure symbolique du Man est enflammée lors du rituel de clôture du festival. La ville de Black Rock City s’est déplacée au cours de ses différentes éditions

La figure symbolique du Man est enflammée lors du rituel de clôture du festival. La ville de Black Rock City s’est déplacée au cours de ses différentes éditions

Habiter dans la mobilité interpelle de plus en plus et fait l’objet d’essais, de tests et d’évènements. Depuis 2006, Bellastock, une association de l’école d’architecture de Paris Belleville, propose chaque année de questionner les thématiques contemporaines liées au devenir de l’espace métropolitain à travers la formation d’une ville éphémère. Durant deux années consécutives, ce labo-festival a mis la mobilité à l’honneur. L’édition 2015 intitulée Play Mobile, s’est intéressée aux enjeux de la mobilité dans l’espace métropolitain. Une ville nomade, conçue avec des systèmes constructifs mobiles, s’est déplacée du Parc d’Affaires Paris Nord 2 au chantier du projet AeroliansParis. Chaque fois, l’objectif de donner vie à la ville mobile passe par la création d’espaces publics, d’usages collectifs et d’activités communes. Désormais, c’est dans le mouvement et la fluidité  qu’une fiction urbaine se créée.

Le festival d’architecture Bellastock a mis deux années consécutives la migration à l’honneur. © Alexis Leclercq

Le festival d’architecture Bellastock a mis deux années consécutives la migration à l’honneur. © Alexis Leclercq

Tous ces exemples prennent les mêmes formes de typologie urbaine, celle du camp. Bien qu’habiter la migration puisse se faire quotidiennement, est-il possible d’habiter le mouvement sans que nos enchevêtrements quotidiens ne forment de nœuds (à l’emplacement de la maison fixe) ni des camps ? Autrement dit, est-il possible d’habiter le mouvement perpétuel, sans qu’il n’y ait de lieux d’escales ? 

L’utopie de la maison en mouvement

En 1965, la célèbre revue Archigram présente l’œuvre de l’un de ses membres, Ron Herron, au grand public. The Walking City est fidèle à la ligne éditoriale de la revue, purement théorique mais soucieuse de réagir à l’ère de la consommation et à l’avènement de l’électronique. Une ville grouillante de créatures mobiles, faite d’une multitude de monstres montés sur pattes télescopiques est ainsi représentée en collages, en affiches, en bandes dessinées. Cette image marque fortement les esprits des étudiants et des dessinateurs des agences londoniennes. La ville, composée de pièces indépendantes mais interconnectées, mobiles mais sans autonomie, prend la forme d’un organisme vivant. Pour la première fois, la déterritorialisation de la ville est évoquée. A travers l’invention de machines habitantes instables, la ville est capable de s’extraire de la fixité, de choisir son environnement, de donner la possibilité à ses habitants de se déplacer sans leur faire tout abandonner.

Le projet The Walking City illustre l’idée d’une ville nomade, composée de modules articulés et “auto-mobiles”

Le projet The Walking City illustre l’idée d’une ville nomade, composée de modules articulés et “auto-mobiles”

Depuis, les prospectives de  la ville n’ont que peu changé. L’agence américaine Terreform 1, a récemment développé le concept de ‘Homeway’, un système logistique permettant le mouvement individuel des bâtiments de la ville eux-mêmes. Le fonctionnement de cette entité tentaculaire s’appuie sur la disposition de nombreux moyens de transports visant à faciliter la mobilité entre le centre et les banlieues pavillonnaires, phénomène touchant particulièrement les villes américaines. Cherchant à lutter contre l’inégalité face au temps de transport et  à l’accessibilité aux services, l’agence propose de modifier régulièrement le mixage « aléatoire » des fonctions et équipements de la ville. Les supermarchés, les centres d’affaires, les commerces et les lotissements en mouvement s’agencent donc différemment selon les périodes pour transformer la statique banlieue en un flux dynamique et redéployable dans sa relation avec la ville existante. Il s’agit là d’inventer en temps réel la ville plastique et évolutive.

Homeway, The Great Suburban Exodus, imagine une ville  plastique et évolutive dans le but d’effacer les inégalités spatiales entre centre et périphérie

Homeway, The Great Suburban Exodus, imagine une ville plastique et évolutive dans le but d’effacer les inégalités spatiales entre centre et périphérie

Les frontières de la mobilité

De tous temps, si l’homme migre et se déplace sur de longues distances, c’est pour fuir une situation de crise, passagère ou pérenne. Les bédouins du désert ou les nomades des steppes mongoles voyagent à la recherche de nouveaux pâturages, les « colons » partent à la conquête de nouvelles terres fertiles, les réfugiés fuient des situations de guerre ou des catastrophes climatiques… et le migrant quotidien élargit le tracé de son bassin de vie pour faire face à la hausse des prix fonciers ou s’éloigner de l’entropie urbaine …

Cette mobilité pousse alors l’individu à traverser des territoires, à franchir des frontières, à s’y cogner parfois. Nous aborderons ces frontières et tenterons de franchir ces murs dans le prochain article sur l’architecture de crise #4 : Un monde de murs.

LDV Studio Urbain
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