La participation citoyenne est-elle vraiment pour tout le monde ?

22 Sep 2025 | Lecture 3 min

Dans un contexte de crise démocratique, la participation citoyenne est de plus en plus plébiscitée comme une solution venant combler la fracture entre les élus et la population. On lui prête aussi la capacité à inclure dans la vie politique les personnes habituellement éloignées de la parole publique. L’objectif : permettre à toutes et tous de s’exprimer, de partager son expertise d’usage, de participer aux décisions.

La promesse est-elle vraiment tenue ? En réalité, il existe de nombreux facteurs d’exclusion dans les démarches de concertation : manque d’information, difficultés d’accès, normes sociales … Si l’on n’agit pas délibérément sur ces leviers, la participation citoyenne risque de renforcer les inégalités de pouvoir au lieu de les effacer.

La participation citoyenne : une question de redistribution du pouvoir

Matrice de la participation, d’après S. Arnstein, 1969. Crédit image : Ville de Bordeaux

Matrice de la participation, d’après S. Arnstein, 1969. Crédit image : Ville de Bordeaux

Les premières expériences de participation publique en urbanisme et en études urbaines ont émergé de la societé civile au XXème siècle. Elles tirent leur origine du mouvement des droits civiques étatsunien, de divers courants localistes, libertaires et autogestionnaires en Europe. Il y avait à cette époque, selon Sherry Arnstein, une forte demande sociale de participation. Arnstein a conçu la désormais célèbre Échelle de la participation citoyenne en 1969 pour questionner la dimension réellement participative des dispositifs alors proposés par les décisionnaires aux citoyens, pour encourager des démarches plus ambitieuses et partenariales, et pour exhorter les citoyens à réclamer leur droit au pouvoir. Elle définit la participation citoyenne ainsi : “Ma réponse à la question critique de qu’est-ce que la participation des citoyens est simplement qu’il s’agit d’un terme catégorique pour désigner le pouvoir des citoyens. Il s’agit de la redistribution du pouvoir qui permet aux citoyens démunis, actuellement exclus des processus politiques et économiques, d’être délibérément inclus dans l’avenir. “

“Toujours les mêmes” qui participent et qui votent ?

“Les dispositifs de participation, toutes échelles confondues, mobilisent environ 1% des citoyens.” Jessica Sainty, politiste, Université d’Avignon, dans le média DémocratieS.

Photographie d’un atelier de design participatif. Les personnes autour de la table sont visiblement de classe sociale moyenne et supérieure avec une majorité de retraités. Crédit : Max Fonseca e Martin Franze / Project PATI / SUPSI, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Photographie d’un atelier de design participatif. Les personnes autour de la table sont visiblement de classe sociale moyenne et supérieure avec une majorité de retraités. Crédit : Max Fonseca e Martin Franze / Project PATI / SUPSI, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Cinquante ans plus tard, la participation s’est institutionnalisée jusqu’à devenir un passage quasi-obligé dans tout projet urbain : concertations préalables, ateliers collaboratifs, conseils de quartier … Ces méthodes ont été largement appropriées par les acteurs de la fabrique urbaine, mais soulèvent encore un certain nombre de problématiques. L’une d’elles est la question des inégalités démocratiques. Manon Loisel et Nicolas Rio en font le constat dans leur ouvrage Pour en finir avec la démocratie participative : la participation reproduit le même travers que la démocratie représentative en ce qu’elle manque finalement de représenter la diversité de la population. On constate que les personnes qui participent et s’expriment le plus forment un public assez homogène, également surreprésenté dans la participation électorale. Ceux que l’on nomme parfois les « TLM » ou « Toujours Les Mêmes », ce sont des personnes typiquement plus âgées, plus diplômées et plus favorisées que la moyenne, qui possèdent déjà les moyens de s’engager et de se faire entendre. À l’inverse, on constate que les groupes dominés (précaires, jeunes, personnes d’origine immigrée) sont sous-représentés dans les expériences participatives. Le DicoPart les rassemble sous le terme d’exclu·es : “les personnes qui sont tenues ou se tiennent à l’écart des procédures délibératives et participatives, des élections et des mouvements sociaux. Leurs points de vue et leurs savoirs ne sont donc pas directement présents dans les arènes de discussion ou de décision sur le bien public.” La participation citoyenne semble ainsi accentuer une asymétrie de pouvoir entre les citoyens qu’elle était supposée corriger.

Pourquoi cette “présentocratie” pose-t-elle problème ?

La représentativité parfaite n’est pas forcément l’objectif. Cependant, pour prendre des décisions qui nous concernent toutes et tous, et pour concevoir des espaces et des solutions qui répondent à la diversité des besoins de la population, il est nécessaire de confronter une diversité de points de vue, d’inviter une diversité d’expertises. Chacune et chacun possède l’expertise de son propre quotidien, de ses propres problématiques. Si les personnes les plus vulnérables sont absentes du débat, on risque donc de ne pas prendre leur situation en compte. Chercher à concevoir des solutions sans eux implique de se baser sur des assomptions qui seront probablement biaisées et incomplètes, voire contre productives. La célèbre phrase de Nelson Mandela “Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous” est toujours d’actualité. Dans leur ouvrage, Loisel et Rio suggèrent donc d’inverser la tendance en priorisant l’inclusion des publics marginalisés dans les dispositifs. La question est alors : comment procéder ?

Identifier les freins à l’implication

D’après la politiste Jessica Sainty, “On retrouve dans la participation à des dispositifs participatifs les mêmes freins, les mêmes mécanismes d’auto-exclusion que ceux qu’on connaît déjà depuis très longtemps sur la participation électorale”

La chercheuse Gloria Kenyatta identifie trois grandes catégories d’obstacles à la participation des groupes marginalisés. D’abord, des obstacles informationnels : les gens manquent d’information sur leurs droits civils et sur comment participer. De plus, les informations sont souvent partagées de façon excluante (au dernier moment, en ligne, par écrit, dans un vocabulaire trop technique, nécessitant une certaine flexibilité, un accès à internet et un certain niveau de littératie). Lorsque la personne a pu être correctement informée, ce sont des obstacles matériels qui se dressent ensuite sur son chemin. Des difficultés d’accès au lieu de participation en raison du temps et du coût de transport, du manque d’accessibilité du bâtiment, créent un sentiment d’exclusion pour les personnes les plus précaires et les moins mobiles. Le manque de temps est aussi un frein matériel majeur pour les personnes qui doivent concilier un ou plusieurs emplois et du travail domestique de soin. Dans des cas de grande pauvreté, lorsque les besoins matériels de bases ne sont pas comblés, il n’y a simplement pas de place pour la participation. La troisième catégorie d’obstacles est moins visible, plus subtile, ce sont les barrières symboliques qui freinent l’expression de certains groupes. Les femmes et minorités de genre sont par exemple limitées par les normes sociales régissant leur rôle et place dans l’espace public. Les personnes en situation de handicap ou de grande précarité sont souvent stigmatisées comme des personnes ayant besoin d’aide et non comme ayant des contributions importantes à apporter. On peut résumer cette problématique en disant que la position sociale donne lieu à des injustices épistémiques, conduisant certaines personnes à se considérer (et à être considérées par les autres) moins légitimes à participer, sentiment renforcé par les formats classiques reposant sur des compétences d’argumentation ou d’expression écrite.

Manque de volonté ou découragement ?

Selon le chercheur Julien Talpin, “L’enjeu démocratique, dans la France contemporaine, c’est le retrait civique d’une certaine fraction des catégories les plus populaires”. Certaines analyses voient dans cette faible participation de certains groupes un manque d’intérêt pour la chose publique, voire une apathie politique. Cependant, abstention ne veut pas dire dépolitisation. On peut identifier plusieurs raisons structurelles qui découragent la participation.

D’une part, participer demande d’investir du temps et de l’énergie, généralement sur la base du volontariat. Si ces ressources sont limitées, le “retour sur investissement” se doit d’être à la hauteur : lien social, sentiment d’appartenance, enrichissement cognitif, effet sur le cadre de vie …

Dans les faits, on constate souvent un manque de reconnaissance et de valorisation de la participation. Les cadres imposés favorisent peu l’empouvoirement et les groupes formés lors de démarches participatives sont éphémères, à l’inverse de collectifs réunis autour d’engagements associatifs ou syndicaux. Quant à l’impact escompté, les déceptions sont fréquentes car l’avis des citoyens n’est pas toujours pris en compte, ou la participation semble instrumentalisée pour légitimer une décision déjà prise. Pourquoi alors s’investir ?

C’est quelquefois l’objet même de la démarche participative qui, défini par les décideurs, n’est pas adapté aux problématiques réelles des habitants marginalisés. En effet, s’intéresser à des enjeux à long terme nécessite généralement une situation suffisamment stable. Et donner de son temps pour participer à la conception de futurs espaces publics n’est pas nécessairement la priorité face à des problèmes de logement ou de discriminations.

Quelles solutions ?

Sans effort délibéré pour la rendre plus inclusive, la participation citoyenne perpétue les inégalités déjà existantes. Que peut-on, en pratique, pour la rendre à la fois possible, désirable et bénéfique pour toutes et tous ? Il existe déjà plusieurs guides qui référencent des solutions pour l’organisation de démarches participatives inclusives. Parmi les plus complets, cette présentation de l’I-CPC et le guide du CCCQSS sur les pratiques inclusives en aménagement urbain. Les recommandations concernent tous les moments de la participation : de la conception du dispositif à l’aboutissement du projet.

Identifier les cibles et co-construire des dispositifs adaptés

Un préalable à toute réflexion sur l’inclusion est d’identifier les publics “inaudibles” que l’on souhaite prioriser. On peut s’appuyer pour cela sur des données démographiques et socio-économiques et sur le dialogue avec les acteurs du territoire. Une fois les publics cibles définis, la recommandation principale est de co-construire les modalités d’information et de participation avec les acteurs de terrain ancrés dans le territoire et dans les communautés ciblées : associations, groupes d’entraide, syndicats d’habitants. Il s’agit de construire des partenariats pour que chacune des parties bénéficie de la démarche. La co-construction devrait permettre de créer des dispositifs adaptés à leur public et d’identifier les éventuels besoins d’adaptation ou d’accompagnement.

Garantir la possibilité d’implication pour tous les publics

Fête de quartier à Mulhouse. Crédit photo : Lab Démocratie Ouverte

Fête de quartier à Mulhouse. Crédit photo : Lab Démocratie Ouverte

Pour s’assurer que la participation soit accessible au plus grand nombre, on peut travailler sur l’accessibilité de l’information : simplifier les termes (ex: “transports en commun” plutôt que “mobilités collectives”), utiliser le langage FALC si nécessaire, diversifier les supports et médias, respecter les normes d’accessibilité, etc. On peut aussi facilement varier les lieux et les formats afin de correspondre à la diversité des publics et de leurs besoins. En plus des questions d’accessibilité physique, les lieux et les outils ont une valeur symbolique qui est à prendre en compte : une réunion publique à la mairie sera moins accueillante qu’un repas partagé en pied d’immeuble. Enfin, pour mobiliser les personnes éloignées des institutions, il peut être utile de renforcer la communication et la mobilisation à leur égard en se rendant directement sur les lieux et les programmations qu’elles fréquentent. Au global, une vigilance particulière aux éventuelles exclusions causées par le dispositif est donc de mise durant son organisation.

Une animation attentive aux rapports de pouvoir

Crédit photo : Airam Dato-on via Pexels

Crédit photo : Airam Dato-on via Pexels

Durant les rencontres, les personnes peu habituées de la participation peuvent nécessiter un effort particulier pour se sentir à l’aise. Une disposition de la salle conviviale, des collations et boissons à disposition, et des activités brise-glace sont souvent clés pour mettre tout le monde en confiance. On peut aussi envisager d’offrir une courte formation au début de la rencontre afin que tous les participants aient le même niveau de compréhension du sujet. C’est ensuite le travail des animateurs et animatrices qui fait la différence, par la distribution équitable de la parole, la valorisation de toutes les contributions, et une attention particulière pour équilibrer les rapports de pouvoir. L’animation s’assure aussi de maintenir le débat à un niveau de littératie accessible à tous, éventuellement en expliquant certains termes et en recadrant les conversations trop techniques.

Après une rencontre : reconnaissance ou rémunération ?

Il est normal de reconnaître l’investissement et l’expertise apportée par les participants. Cela peut aller des simples remerciements à une indemnité compensatrice. Au minimum, il s’agira de rembourser les éventuels frais engagés pour participer, comme le transport, le repas à l’extérieur, ou la garde d’enfants. La rémunération, lorsqu’elle est possible, est à étudier au cas par cas pour éviter la perte d’aides sociales. Certains acteurs plaident sinon pour la création d’un statut de citoyens participants qui permettrait notamment de libérer du temps de travail et d’être indemnisé. La reconnaissance passe aussi par une restitution fidèle, qui n’efface pas les paroles contradictoires et qui valorise les expertises d’usage.

Assurer la prise en compte des contributions

La participation citoyenne n’a d’intérêt que si elle influence réellement les décisions. Il est donc indispensable de s’assurer que les contributions soient bien prises en compte, au risque de renforcer la défiance et de détruire la crédibilité de prochaines expériences démocratiques. Les organisateurs et organisatrices sont donc invités à rendre compte, de manière transparente et concrète, des apports de la démarche. Cependant, la participation institutionnelle se confronte souvent à des difficultés politiques. Les chercheurs G. Gourgues et A. Mazaud constatent une “neutralisation de plus en plus affirmée des pressions que pourraient exercer les dispositifs participatifs sur le pouvoir exécutif et les administrations centrales”. Le contexte actuel de recul du droit à la participation (menaces actuelles sur les compétences de la CNDP) et de fragilisation des corps intermédiaires (associations, centres sociaux et syndicats) invite donc à une certaine vigilance quant au risque d’instrumentalisation des démarches participatives. La confiance des citoyens dans la démocratie est particulièrement fragile et des échecs participatifs répétés pourraient l’affaiblir d’autant plus.

Un engagement pour le droit à la participation

Construire des dispositifs plus inclusifs demande du temps et des moyens. Cet investissement supplémentaire semble toutefois indispensable pour respecter le droit à la participation de toutes personnes concernées et prendre de meilleures décisions politiques. L’inclusivité implique aussi de questionner la posture et les biais des commanditaires et des professionnels qui accompagnent ces dispositifs, afin de lutter contre les discriminations et préjugés sources d’injustices épistémiques. Enfin, les efforts pour ouvrir la participation institutionnelle à toutes ne devraient pas occulter le foisonnement d’initiatives démocratiques qui existent en dehors des institutions, dans les centres sociaux et communautés de vie, d’où émergent des initiatives et interpellations qui partent du vécu quotidien. Ces autres modes d’expression, complémentaires à la participation citoyenne, demandent un soutien politique et financier pour continuer à exister aux côtés des dispositifs officiels.

LDV Studio Urbain
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