Innover face au déclin : récit de voyage en “diagonale du vide”

Sur son site “Les voyages de Mat”, Mathieu Mouillet relate ses dix-huit mois d’aventures à pied et à vélo entre les Pyrénées et les Ardennes. Un voyage plein de surprises : un fablab dans la Creuse, un centre agroécologique et culturel en Corrèze, un artiste paysan, une découvreuse de talents, des poètes et des chamanes. A l’heure où les français se détournent des métropoles et rêvent de villes moyennes, quel est l’avenir de ces territoires que l’on appelle encore délaissés ? Mathieu nous raconte la diversité des espaces qu’il a traversés, des personnes et collectifs qu’il a rencontrés, et nous amène à la découverte de ruralités contemporaines sur cette diagonale loin d’être vide.
Pourquoi ce voyage ? Quelles étaient vos attentes avant de partir ?
Pendant mon tour du monde en 2001, on m’a souvent demandé pourquoi je venais voyager ici alors que je vivais dans le plus beau pays du monde. Je me suis donc promis de terminer mon voyage par la France. Finalement, par manque de moyens, j’ai dû remettre ce projet à plus tard. Et c’est bien plus tard en 2015, fatigué de la vie parisienne, que j’ai décidé de partir. Je travaillais dans le tourisme et j’entendais beaucoup de blogueurs déclarer que le “voyage commence en bas de chez soi” tout en continuant à partir à l’autre bout du monde. J’ai donc décidé de tenter moi-même une aventure en France hors des sentiers battus et des sites classés. C’est une carte de la DATAR qui a éveillé mon intérêt pour cette diagonale du “vide”, je me suis dit qu’il y avait forcément d’autres choses à voir.

Source : DATAR, Aménager la France de 2020 : mettre les territoires en mouvement. La Documentation Française, juillet 2000, p.58.
La diagonale du vide évoque dans les imaginaires un territoire désert et uniforme. A l’inverse, vos aventures de voyage, comme un récit de tour du monde, en montrent la diversité à la fois paysagère et humaine. Que pensez-vous de ce décalage entre l’idée reçue et la réalité ?
La diagonale du vide, c’est une histoire de densité de population, mais si on regarde du côté de la nature c’est plutôt la diagonale du plein. Il y a mille manières de regarder ces territoires autrement, d’y voir autre chose qu’une moindre densité démographique. De nombreux territoires, quand on les traverse à 130 km/h sur l’autoroute, donnent l’impression qu’il n’y a rien à voir. En me déplaçant à pieds, j’ai pu voir la richesse des paysages : forêts, plaines, moyenne montagne, plateaux, les différents climats … Ce qui fait de la France un pays très contrasté et un terrain idéal pour le tourisme.
Mais je suis surtout parti pour rencontrer des gens. Je voulais qu’ils me racontent “leur diagonale du vide”, qu’ils me parlent de chez eux avec des étoiles dans les yeux. C’était ça le point commun entre toutes les personnes que j’ai rencontrées.
J’avais le préssentiment qu’il y avait d’autres histoires à raconter que celle des paysans qui se suicident, des usines ferment et de l’extrême-droite qui monte. Il me semblait que ça pouvait aussi être des lieux d’expérimentations et d’initiatives très intéressantes. Ces territoires font face à des problématiques spécifiques liées à la basse densité de population, et les personnes qui y vivent sont souvent obligées de prendre les problèmes à bras le corps, sans attendre d’aide de l’Etat ou d’ailleurs.
Donc mon objectif était de rencontrer ces gens pour qu’ils me racontent pourquoi ils vivaient là, et ce qu’ils y faisaient. J’ai réalisé une trentaine de portraits : des maires, des guides de montagne, des paysans et paysannes, un chamane, des entrepreneuses, des acteurs associatifs … pour sortir des clichés et montrer qu’il y a autant de manières de vivre dans ces territoires que de personnes qui y habitent.
Vous décrivez par exemple la Creuse comme un territoire foisonnant d’innovations et d’alternatives qui animent le territoire. Avez-vous observé des dynamiques similaires dans d’autres régions ? Qu’est-ce qui les favorise, à votre avis ?

Tiers-Lieu la quincaillerie numérique à Guéret, Creuse. Crédit photo : Les Voyages de Mat
Un village qui m’a beaucoup marqué : Arvieu en Aveyron, environ 800 habitants. J’y suis passé au moment de la restitution des commissions du plan d’action Arvieu 2020 face au déclin démographique. C’est un exemple de démocratie locale qui m’a impressionné : tout le monde avait pris le destin du village en main, les habitants avaient planché sur les différentes commissions et élaboré des propositions. À Arvieu, depuis vingt ans, un petit groupe d’habitantes et d’habitants soutenus par la mairie, a réussi à créer une nouvelle dynamique sociale, culturelle et festive, puis à mobiliser l’ensemble de la population dans un projet de démocratie participative. [note de la rédaction : Depuis la visite de Mathieu, Arvieu a continué son évolution avec notamment la création d’un tiers-lieu, la rénovation collective du château d’Arvieu en laboratoire de la transition écologique, et l’installation de nouvelles familles et jeunes actifs.]

Démocratie participative à Arvieu, Aveyron. Crédit photo : Les voyages de Mat
Pour ce qui est des conditions favorables, j’ai l’impression qu’il suffit d’un contexte et de quelques personnes motrices pour qu’une étincelle se crée et change la donne. Mais la longévité est moins assurée, comme cela repose souvent sur quelques personnes qui peuvent avoir du mal à trouver des repreneurs en cas de départ.
Que pensent les habitants de la situation et de la réputation de leur territoire ? Quelles étaient les réactions à l’évocation de votre voyage dans la “diagonale du vide” ?

Spectacle dans la grange à son à Evres-en-Argonne, Meuse. Crédit photo : Les voyages de Mat
Sans surprise, le terme “diagonale du vide” était perçu comme péjoratif. Mais à vrai dire, beaucoup ne le connaissaient pas. C’est le mouvement des Gilets Jaunes, plus tard, qui en a fait un enjeu politique et médiatique.
J’ai commencé mon voyage par les Ardennes et les effets de la désindustrialisation y étaient très visibles. Charleville Mézières avait perdu presque la moitié de sa population depuis les années 70, ce qui donnait des ambiances particulières. On pouvait faire de l’urbex dans les hôpitaux vides. Chez les personnes que j’ai rencontrées, cela créait une sorte d’urgence à agir. J’ai rencontré un metteur en scène fils d’ouvrier qui mettait un point d’honneur à monter son premier spectacle sur la violence de la désindustrialisation dans les Ardennes. Il y a un sentiment général de sursis, mais aussi l’envie de lutter contre le phénomène. Cela peut se matérialiser en colère et revendications envers l’Etat comme avec les Gilets Jaunes, ou en culture du faire soi-même sans attendre de l’Etat.

Chez Pierre, ferrailleur et mécanicien en Gascogne. Crédit photo : Les voyages de Mat
Selon vous qui viviez à Paris avant de partir pour ce voyage, qu’est ce que les grandes métropoles peuvent envier aux villages que vous avez visité ?
D’abord, le contact avec la nature. C’est ce qui me manquait le plus à Paris alors que la nature est omniprésente dans les villages de la diagonale du vide. Ensuite, le calme. Peu de bruit en général, à moins d’habiter à proximité d’une usine (mais la désindustrialisation a fait son œuvre) ou d’une autoroute. Enfin, une relative liberté pour réaliser ses envies. Pour certains, l’isolement est aussi une manière de vivre de la manière dont on le souhaite sans avoir ses voisins sur le dos pour vous rappeler à l’ordre.
Avez-vous trouvé des ressemblances avec des pays visités lors de votre tour du monde ?
En termes de paysages, oui ! Dans la Creuse, il y a des reliefs qui ressemblent à l’Ecosse. Le plateau du Cézallier est appelé à juste titre la petite Mongolie pour ses reliefs tout en rondeur. Les forêts du Morvan ont un air de Canada (même si un Canadien avec qui j’ai marché me faisait remarquer que la nature y est beaucoup plus domestiquée que chez eux)…
Enfin, est-ce que la Chine, la Thaïlande, le Maroc ont aussi leur « diagonale du vide » ?
Ils ont plutôt des zones moins peuplées qui correspondent à leur géographie : présence de désert ou de montagnes où l’environnement est moins hospitalier et les conditions de vie plus difficiles. S’il fallait chercher d’autres diagonales du vide, j’irais plutôt voir du côté des Etats-Unis où les grandes plaines et l’ouest de la vallée du Mississipi offrent un beau terrain de jeu pour une traversée insolite et nature.
L’itinéraire complet du voyage, l’ensemble des étapes et des portraits sont disponibles sur son site internet Les voyages de Mat. La diagonale du vide y figure parmi de nombreux autres récits passionnants de ses voyages, hors des sentiers battus, en France et autour du monde. Chacun des articles porte un regard aiguisé sur les ambiances urbaines et les changements sociétaux. Les globe-trotters, avec leur expérience des centaines de villes et villages traversés l’œil grand ouvert, des innombrables habitants et habitantes rencontrées dans leur quotidien, auraient-ils des choses à nous apprendre sur les villes ?