Fonciers, hébergements solidaires et responsabilités partagées face à la crise des exilés

Largement invisibilisés, parfois expulsés des espaces publics métropolitains, de nombreux exilés sans-abri trouvent refuge dans des structures d’hébergement temporaire, souvent gérées par des associations ou des acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS).
En janvier 2025, la Gaîté lyrique – lieu culturel parisien engagé sur les grands enjeux de société – est devenue, pendant près de trois mois, un abri pour plus de 400 jeunes en situation d’extrême précarité. Les structures associatives gestionnaires se sont mobilisées pour les accueillir, malgré des locaux inadaptés à l’hébergement d’urgence et l’absence de personnel social formé. Elles ont fait appel aux pouvoirs publics pour reloger ces jeunes en urgence, ce qui a conduit à leur expulsion.
Cette occupation révèle une contradiction profonde : si l’ESS est en première ligne pour pallier les défaillances de l’action publique, elle ne peut en porter seule la charge. Se posent alors deux questions fondamentales d’aménagement du territoire : comment planifier les lieux d’hébergement pour répondre aux besoins réels ? Et comment garantir aux acteurs de l’ESS un accès effectif au foncier ?

La Gaîté Lyrique. © Wikimedia Commons
La trajectoire des demandeurs d’asile face à une politique dispersive
Un rapport sur le sans-abrisme de l’association Aurore rappelle l’évolution des publics à la rue.
“Nous constatons que la rue concentre, depuis plus de dix ans, un nombre croissant de femmes, qui représentent désormais 40 % des personnes sans domicile. […] À cette catégorie s’ajoute un nombre croissant de familles avec enfants (en août 2024, on dénombrait 2 043 enfants sans solution d’hébergement à la veille de la rentrée scolaire, soit une hausse de 120 % par rapport à 2020) et de jeunes sortant d’une prise en charge ASE sans accompagnement. Par ailleurs, la figure traditionnelle du grand exclu cède progressivement sa place à une population majoritairement issue de parcours migratoires. […] Une part significative de ces personnes présente également d’importants troubles de santé mentale, pour certaines liés aux traumatismes subis dans leur pays d’origine, d’où elles ont parfois fui violences et persécutions.”
Dans les campements de rue, notamment à Paris, on trouve non seulement des personnes en situation d’irrégularité, mais aussi des réfugiés ayant un emploi, qui ne parviennent pas à accéder à un logement, alors qu’ils devraient pouvoir bénéficier du dispositif national d’accueil. En réalité, comme beaucoup d’hébergements institutionnels, celui-ci est saturé. On distingue également les personnes non-statutaires, qui ont déjà effectué leurs démarches administratives et sont en attente d’une décision. Pendant plusieurs années, elles ne bénéficient plus d’accompagnement obligatoire et restent sans droits. Totalement invisibilisées par les politiques publiques, elles dépendent entièrement de la solidarité citoyenne. Pour beaucoup, la rue devient alors un passage obligé.
La sociologue Camille Gardesse souligne l’importance de prendre en compte les réseaux de sociabilité préexistants. Elle raconte l’exemple d’une famille ukrainienne arrivée à Strasbourg parce qu’une partie de leur famille y vivait déjà. Après avoir déposé une demande d’asile, faute d’hébergement, ils ont été placés dans un hôtel social. Très vite, la situation a dégénéré : ils se sont retrouvés à l’hôpital, dévorés par les punaises de lit. Avec trois enfants, leur situation était particulièrement compliquée. Pourtant, ils souhaitaient rester à Strasbourg, car ils ne parlaient pas français et avaient de la famille capable de les aider à trouver des ressources. Malheureusement, la seule option qui leur a été proposée était un centre d’accueil situé très loin de leur réseau.
En effet, depuis 2015, les politiques migratoires françaises adoptent une logique de dispersion territoriale. Alors que de nombreux exilés arrivent dans les centres métropolitains pour des raisons économiques, administratives, sociales et de mobilité, le dispositif national “Asile et intégration” vise à déconcentrer ces grandes villes, notamment Strasbourg ou Paris, en orientant l’accueil vers des territoires périphériques ou ruraux.
Comme le montre l’exemple de la famille ukrainienne, cette politique de dispersion prend rarement en compte la volonté des demandeurs d’asile et adopte une logique gestionnaire basée sur la gestion des flux. Les recherches de Camille Gardesse démontrent que les personnes ayant toujours vécu en milieu rural s’intègrent plus facilement dans des territoires périurbains ou ruraux, tandis que les jeunes hommes seuls sont plus mobiles que les familles, qui développent un ancrage plus fort et un sentiment d’appartenance plus rapide, grâce à l’école par exemple.
Des acteurs de l’ESS en première ligne
Face à la gestion administrative centralisée, ce sont les structures de l’ESS et les collectifs citoyens qui assurent un accompagnement essentiel pour l’accès au logement et l’intégration des exilés sur le long terme. De nombreuses initiatives voient le jour dans les petites et moyennes villes, offrant des solutions au-delà de l’urgence immédiate.
À Briançon, la maison d’accueil Chez Marcel, est née en 2017 de l’initiative d’un collectif militant pour pallier l’absence d’hébergement d’urgence adapté dans cette zone de passage très fréquenté par des personnes migrantes. Squattant une maison inoccupée en zone montagneuse, ils ont créé un lieu autogéré en dehors des cadres institutionnels. Contrairement aux dispositifs classiques saturés ou réglementés, Chez Marcel fonctionne de manière horizontale, sans distinction entre exilés et militants. Ils dorment, cuisinent, prennent soin du lieu et font diverses activités (cours de français, réparation de vélo, luge, etc…) ensemble. Les accueillants aident aussi dans les démarches administratives.
À Bayonne, le centre d’accueil d’urgence Pausa a également vu le jour grâce à une forte mobilisation citoyenne, appuyée cette fois par la mairie. La collectivité a mis à disposition d’anciennes casernes militaires et apporté un soutien financier. Le lieu, géré par des associations bénévoles, offre un hébergement de courte durée, inconditionnel, et constitue un lieu d’ancrage temporaire pour les personnes en migration.

Centre d’hébergement d’urgence Les Cinq Toits, Paris 16e. © Jeanne Menjoulet sur Flickr
Dans les deux cas, du foncier public ou délaissé, souvent en voie de dégradation, a été réinvesti et transformé en lieu d’accueil transitoire. Sans accès à un prix abordable, voire gratuit à ces espaces, les acteurs de l’ESS n’auraient pas pu mener à bien ces projets d’intérêt général. Selon l’association Surface + Utile, c’est précisément parce que ces initiatives relèvent de missions de service public que leur accès au foncier devrait être systématiquement soutenu. Face au double phénomène de vacance et d’obsolescence des secteurs de l’immobilier tertiaire et commercial, Surface + Utile œuvre pour que ces mètres carrés vacants deviennent “des espaces économiques de transition” réservés aux acteurs de l’intérêt général en proposant des outils financiers plus avantageux pour les promoteurs.
Le Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire encourage à intégrer l’accès au foncier pour les acteurs de l’ESS dans les documents d’urbanisme. Certaines collectivités montrent la voie : le SCOT Ouest Alpes-Maritimes prévoit de soutenir l’ESS pour développer l’emploi local, tandis que la Ville de Paris expérimente un “pastillage ESS” qui réserve certaines surfaces au développement de projets solidaires, à l’image du logement social.
Les initiatives portées par les acteurs de l’économie sociale et solidaire montrent qu’il est possible de créer les conditions pour des solutions d’hébergement solidaires. Pourtant, sans un réel soutien institutionnel garantissant un accès facilité au foncier, ces efforts restent fragiles et insuffisants face à l’ampleur des besoins. Certaines associations choisissent même d’arrêter leur activité pour pousser les pouvoirs publics à reprendre la main sur cette question. Alors, trouver un juste équilibre entre la responsabilité publique et celle de l’ESS dans l’encadrement des exilés demeure un enjeu majeur.