Entre convivialité, contrôle et contre-culture: est-ce que la fête en ville est finie ?

Si la fête est un moteur de cohésion, d’animation urbaine et de lien social, elle cristallise aussi des tensions liées aux nuisances qu’elle apporte : bruit, déchets, alcoolisation sur l’espace public, ou encore privatisation temporaire de lieux partagés, à l’image des parcs. La fête a une position ambivalente pour les pouvoirs publics, car elle est à la fois source de développement économique, mais comporte un risque de débordement incompatible avec les dispositions sécuritaires de la ville.
Dans un contexte de ville « apaisée », de montée des restrictions et de normalisation de l’espace public, quelle place reste-t-il pour la fête ? Peut-elle encore émerger spontanément, librement ? Et surtout, à qui appartient le droit de faire la fête ?
La fête, une nécessité sociale
La fête, qu’elle parte d’un événement ou d’une occasion moins particulière, est ce qui a de commun à toutes les sociétés. Elle renforce la cohésion sociale et la conscience collective, en instaurant ce que Émile Durkheim analyse comme un « temps hors du temps », en tant qu’elle est transgression et s’inscrit dans une temporalité particulière : on attend l’échéance de la fête, on la prépare, on la vit et on s’en rappelle ensemble.
Ce lien social est nécessaire à une communauté ou société :
“Fête de quartier, fête des voisins, festival… qui rythment la vie des quartiers, construisent des souvenirs communs, des émotions et des joies qu’on se racontera plus tard… Comme dans toute communauté de vie, qu’elle soit à l’échelle d’un quartier urbain, d’une cité ou d’un village, ce sont ces moments festifs qui autorisent le brassage, permettent de dépasser les tensions, les clivages, la fragmentation sociale.”
Paroles de Marie-Christine Jaillet – Directrice de recherche au CNRS, Laboratoire LISST, Université de Toulouse
La fête est l’occasion particulière d’une inversion des valeurs, des identités, des règles. C’est un moment de liberté pour toute communauté. La fête est un moment qui s’inscrit dans un système de valeurs, un temps donné, mais aussi un espace. En cela, son analyse géographique et politique permet de percevoir des mutations.
Une fête en ville, revue par les politiques publiques
La fête, rassemblement populaire, a un statut particulier puisque historiquement, elle célèbre un événement et se rend visible dans l’espace. Peu à peu, la fête s’est institutionnalisée. Depuis les années 1980, les pouvoirs publics ont largement investi l’espace festif : de la Fête de la Musique lancée par Jack Lang, à la Techno Parade, les rassemblements festifs deviennent aussi vecteurs de politique culturelle assumée symboliquement par la gauche, nouvellement au pouvoir.
La fête a donc été institutionnalisée par les pouvoirs publics, au point parfois d’en oublier sa dimension festive et de devenir un « symbole de l’action des pouvoirs locaux», comme le note le sociologue et politiste Renaud Epstein. Dans cette logique, la fête, associée à une culture, à un ancrage territorial, devient outil d’attractivité pour ces territoires : les ferias du Sud-Ouest attirent la jeunesse, Lille 3000 se fait vitrine culturelle de la capitale du Nord en organisant une grande fête ponctuée de performances et d’expositions artistiques, et de grands festivals impulsés par les territoires drainent des foules entières tout en boostant l’économie locale. En fonction de leur notoriété, ils peuvent amener des touristes (des visiteurs qui restent au moins une nuit sur place) et booster l’économie locale.

La fête de la musique à Paris, Crédits Photos: Syced/ Wikimédia Commons
L’essor d’un capitalisme festif et encadrement croissant
La fête est donc plus massive, plus spectaculaire, mais aussi plus cadrée par les pouvoirs publics. On assiste également à une évolution de ses formes : tandis que les formes traditionnelles (carnavals, kermesses, fanfares) se modernisent, on constate l’essor de nouvelles formes de fête (open air, beach parties…).
On note aussi l’explosion du nombre de festivals, qui sont associés aux villes hôtes et participent à leur développement économique (Francofolies à la Rochelle, Eurockéennes à Belfort) : souvent payants, ces événements affichent complet parfois plusieurs mois avant la date. L’attractivité temporaire qu’ils génèrent n’est pas seulement bénéfique aux territoires, elle génère des bénéfices pour toute une économie : en 2023, la France comptait plus de 2000 festivals musicaux sur l’année, générant une économie de plus de 1,8 milliard d’euros*. A côté de cela, ces grosses industries culturelles organisatrices de grands événements ont mieux tenu la crise du Covid que d’autres petites industries, notamment les lieux culturels et festifs, qui n’ont pas survécu à la longue période de fermeture liée au covid et aux baisses des subventions publiques destinées à la culture.
Du côté des concerts, la venue d’artistes nationaux et internationaux regroupe des populations dans des salles de spectacle, voire même des stades, souvent dans les plus grandes agglomérations françaises. Ces événements, dont l’entrée est conditionnée à la possession d’un billet, nécessitent parfois un déplacement touristique, créant de nouveaux flux et des organisations logistiques complexes.
On voit donc que notre époque est favorable au développement d’une fête massive, mais plus rare et plus chère. Mais dans les interstices du calendrier officiel, la fête spontanée, celle qui surgit sur une place ou dans des lieux non prévus à cet effet, est également discutée. Il s’agit de toute forme de rassemblement festif, dans un logement ou sur la terrasse d’un bar, jusqu’aux plus gros rassemblements sur la voie publique, à l’image des soirs de victoires sportives par exemple. Le dernier en date, la célébration de la victoire du PSG en finale de la Ligue des Champions a été réprimée après des débordements dans les rues de Paris, concernant surtout la casse de certaines devantures de boutiques. Ce type de fête spontanée fait craindre des débordements si bien que des forces de police sont mobilisées : les grands rassemblements festifs ont cette particularité d’être encadrés, soit dans leur organisation, soit sur le fait, avec une répression qui peut parfois être violente.
La fête: une nuisance ?

Le cabaret vert à Charleville-Mézières. Crédit photo: Henri Davel/ Wikimédia Commons
Au-delà de l’organisation et de la gestion des fêtes dans la ville, on se pose la question de l’acceptation de ces dernières par les habitants et usagers. Dans des villes toujours plus denses, le seuil de tolérance aux événements festifs s’est beaucoup abaissé, pour plusieurs raisons :
La première raison est la pression des riverains pour le calme. La crise du Covid nous a offert une parenthèse de calme et a accentué l’intolérance au bruit, notamment dans les villes denses. Les normes autour de la cohabitation entre espace festif et résidentiel. Même dans les quartiers de centre-ville autrefois reconnus comme festifs, les nouveaux habitants sont moins tolérants à la vie nocturne. Cela peut aller jusqu’à entraîner la fermeture de lieux festifs pour assurer le calme et l’apaisement aux propriétaires. Par exemple à Lyon, le bar Les Valseuses, situé sur les pentes gentrifiées de la Croix-Rousse, a été condamné à la fermeture administrative en raison du trouble à la tranquillité publique que constituaient les clients alcoolisés sur les trottoirs devant le bar**.
La seconde raison tient d’une certaine sécurisation de l’espace public. Parce que les grands rassemblements sont susceptibles d’entraîner des débordements, de la violence, voire être la cible d’attaques, une surveillance et de contrôles accrus sont engagés. Pour garantir un espace calme aux résidents, des fermetures anticipées des lieux festifs, et des restrictions en matière de sonorisation peuvent être décrétées par les préfectures. Sur l’espace public, des arrêtés anti-bruit sont décrétés pour cadrer les nuisances sonores liées à la fête.
Aussi, depuis les restrictions liées au Covid-19, certains droits en matière de rassemblement dans l’espace public n’ont pas été retrouvés. Pourtant, célébrer spontanément reste une chose appréciée, une animation importante et symbolique des communautés urbaines. Les fêtes associatives, fêtes des voisins, ou les fêtes de quartiers sont signe d’un dynamisme et d’une entente locale et sont très appréciées par leurs participants. Il s’agira de se demander si, dans la mesure où le cadre de vie et la sécurité sont des questions politiques majeures pour les administrés, les fêtes ne vont-elles pas être empêchées par les équipes municipales candidates à leur réélection. A Toulouse, des habitants ont déjà remarqué la difficulté croissante à obtenir des autorisations pour les fêtes de quartier. La fête semble alors menacée par une ville de plus en plus normée, à l’espace public aseptisé.***

La Pride, revendiquer son identité, s’approprier l’espace public, fêter les différences. Crédits Pixabay
Fêter, revendiquer, désobéir
Loin d’être terminée, la fête est surtout beaucoup plus encadrée et moins tolérée. Pourtant, elle affiche aussi une empreinte émancipatrice, et constitue dans certains cas un véritable geste politique. Revendiquer une place, une voix, une visibilité, c’est ce que font les collectifs LGBTQIA+ lors des Prides, les amateurs de techno dans les free parties, ou encore les habitants lors de fêtes de quartier auto-organisées. Interdire les fêtes non déclarées ou fermer les lieux alternatifs, c’est parfois affaiblir la liberté d’expression dans l’espace public. Cela pose une question fondamentale : qui a encore le droit de faire du bruit, de se rassembler, de danser ?
Les fêtes migrent alors vers les marges : milieu rural, friches, interstices urbains. La fête persiste là où la norme échoue à s’imposer. Les raves party organisées dans ces lieux, est sont une forme très peu tolérée, et violemment réprimées : en novembre 2024, la répression policière d’une rave party regroupant 3000 fêtards dans une commune rurale d’Ille et Vilaine a blessé 15 personnes. Engager des moyens coercitifs via la mobilisation de forces de police, sans passer par des dispositifs de médiation entre les fêtards et leurs détracteurs, cela illustre la marginalisation de ces formes de fête.
La fête, toujours vivante, mais en tension
La fête en ville n’est pas finie, elle reste un levier essentiel pour marquer un événement ou rappeler occasionnellement l’appartenance à une communauté. Elle se fait juste sur un espace public plus surveillé, avec un encadrement toujours accru, notamment pour les célébrations spontanées qui viennent troubler l’ordre de la ville néolibérale.
Par ailleurs, la fête est en pleine mutation, en s’affirmant plus sélective socialement, plus rare, et plus massive, elle oscille entre inclusion officielle et exclusion tacite. Alors que la ville se veut calme, propre, contrôlée, il est urgent de réinterroger le partage de l’espace public, de défendre le droit à l’effervescence collective, notre position par rapport à la fête. Veut-on qu’elle soit une spontanéité joyeuse, ou un objet de consommation comme un autre ? En somme, derrière la fête et son encadrement, se joue une bataille symbolique pour la ville : l’ordre dans l’espace public est-il compatible avec le plaisir et la liberté procurés par la fête ?
*(France Festivals, rapport 2023)
***La Ligue des droits de l’homme dénonce la « sur-sécurisation » et la…