Disparition des emplois en Seine Saint-Denis ? Bernard Stiegler tente d’anticiper.

19 Mai 2020 | Lecture 3 minutes

Afin d’anticiper la disparition des emplois en Seine Saint-Denis, le philosophe Bernard Stiegler dirige depuis 2017 une expérimentation baptisée « territoire apprenant contributif ». Le projet entend tester différentes initiatives d’autonomisation des habitants et de partage des savoirs. À terme, il s’agirait d’une transformation profonde du modèle économique et social actuel.

Une clinique pour étudier et soigner les effets des écrans sur les enfants et nourrissons ; un dispositif numérique permettant aux habitants de s’approprier les transformations urbaines liées aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 ; une filière basée sur les pratiques agricoles et alimentaires informelles ; un atelier mécanique de reconditionnement des voitures thermiques en voitures électriques… En quelques années, le programme Territoire Apprenant Contributif (TAC) s’est décliné en différents projets plus ou moins avancés, mais toujours intimement ancrés dans les usages et les besoins de la Seine Saint-Denis.

Pourtant depuis que le programme a débuté fin 2016, peu de choses ont été publiées sur ce programme expérimenté à Plaine Commune. De quoi nourrir les fantasmes sur ce programme de recherche-action qui, si on prend le temps d’y regarder de près, est particulièrement dense et ambitieux. « On communique très peu, admet Bernard Stiegler au téléphone. On pense qu’il faut démontrer avant. » On ? C’est Ars industrialis, l’association fondée par le philosophe et dont les concepts d’économie contributive irriguent le projet. Passé par l’INA et l’IRCAM, le philosophe Bernard Stiegler est penseur de la technique, auteur notamment de La Société Automatique (2015). Il accepte de nous présenter le projet et ses premiers développements.

 

La double urgence

Le TAC est une réponse imaginée pour répondre à deux problématiques urgentes pour l’économie. La première est la baisse structurelle de l’emploi liée à l’automatisation du travail. En effet, en 2013 et en 2015, deux études successives d’Oxford et du MIT estimaient qu’une large proportion des emplois en France et aux États-Unis est automatisable. Ce sont 50% des emplois français et 47% des emplois américains. « Nous avons pris ces chiffres très au sérieux. Les fourchettes de baisse d’emploi sont fixées pour la France à 16,6% dans les 20 ans à venir selon l’OCDE. Et c’est une situation mondiale qui n’est pas du tout spécifique à la France. » En cause : la robotisation du travail ouvrier, l’analyse par le big data, la prise de décisions par des algorithmes…

Ce premier constat est cinglant. « Si l’emploi diminue fortement il faut redistribuer autrement que par l’emploi, parce que sinon les marchés ne seront plus solvables. » Le deuxième n’en est pas moins alarmant, c’est ce qu’on appelle l’anthropocène. Autrement dit, l’incidence significative des activités humaines sur les écosystèmes terrestres et toutes les perturbations qui y sont liées (dérèglements climatiques, pollution, chute de la biodiversité…). Ainsi, pour Bernard Stiegler, la nouvelle économie doit être capable non seulement de mieux redistribuer les richesses, mais aussi d’encourager les activités durables. Pour cela, elle doit créer de la valeur à partir de l’acquisition et le partage des savoirs.

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Des experts irresponsables

Pour mieux comprendre, il faut plonger un peu plus loin dans les réflexions (et le jargon) du collectif Ars Industrialis. « Aujourd’hui, l’économie industrielle est basée autour de ce qu’on appelle la prolétarisation » explique Bernard Stiegler. « Par prolétarisation, je n’entends pas un appauvrissement comme disent les militants syndicaux ou politiques. Je parle d’une perte de savoir. Il y a des prolétaires qui gagnent très bien leur vie mais qui ont perdu du savoir. » Le philosophe cite l’exemple qui est étudié dans son livre La Société Automatique, celui de l’ancien président de la réserve fédérale des USA, autrement dit le patron de la finance mondiale, Alan Greenspan. Suite à la crise des subprimes de 2008, celui-ci avait rejeté sa responsabilité au titre qu’il ne savait pas comment fonctionnait le système, que d’ailleurs personne ne savait car il était devenu trop complexe.

« Il y a des systèmes qui font de plus en plus de choses, on ne sait pas comment ils le font et on est dépendants de ces systèmes » résume Bernard Stiegler. Hier les ouvriers étaient prolétarisés, aujourd’hui ce sont des ingénieurs, avocats ou journalistes… Des logiciels tracent désormais les courbes des bâtiments à la place des architectes et des GPS guident aveuglément des chauffeurs Uber à travers la ville. Or, « à chaque fois qu’on tente à mécaniser un processus ou à l’automatiser, et bien il augmente son taux d’entropie ». 

S’appuyant sur la théorie des systèmes développée par Ludwig von Bertalanffy, Bernard Stiegler décrit cet autre concept décisif, l’entropie. Celle-ci est définie comme la tendance au désordre dans un système. Une tendance à l’épuisement qui empêche la conservation et le renouvellement du système. Par exemple, la transformation et la consommation d’hydrocarbures rejettent du CO, elles produisent donc une externalité négative, de l’entropie. Ainsi le philosophe noue une relation entre l’autonomie des individus par leurs savoirs et la résilience de nos sociétés et du vivant.

 

Clinique contributive

Le centre de protection maternelle et infantile développé à Plaine Commune dans le cadre du TAC s’inscrit parfaitement dans cette approche. Fort du travail de la pédopsychiatre Marie-Claude Bossière concernant la surexposition des plus jeunes aux écrans, une « clinique contributive » a été mise en place à la PMI Pierre Semard. En effet, chez les nourrissons, les écrans peuvent provoquer des addictions et des formes d’autisme. La sensibilisation des parents à la surexposition aux écrans est donc primordiale. « On fait travailler des chercheurs de différentes disciplines : psychologie, psychiatrie, biologie et addictologie avec les parents et du personnel de soin. Ils créent un savoir. Ce savoir est ensuite transmis en suivant l’approche des alcooliques anonymes : les parents concernés se soignent et se désintoxiquent mutuellement. Nous obtenons des résultats très intéressants. » 

Pédopsychiatre à la Maison des Femmes de Saint-Denis, Marie-Claude Bossière est à l'initiative de la clinique contributive du programme TAC - Colloque TV

Pédopsychiatre à la Maison des Femmes de Saint-Denis, Marie-Claude Bossière est à l’initiative de la clinique contributive du programme TAC – Colloque TV

 

Pour Bernard Stiegler, la constitution et la transmission de savoirs collectifs est un impératif. Il rappelle les conclusions de l’économiste indien Amartya Sen qui avait observé que l’espérance de vie d’habitants du Bangladesh était meilleure que celle d’habitants de Harlem, et ce, malgré des conditions de vie bien plus difficile. Pourquoi ? Parce que les premiers avaient maintenu et continuaient à produire des savoirs collectifs et des formes de vie sociale. Les seconds, « prolétarisés » en tant qu’ouvriers et consommateurs, perdaient leur savoir-faire et leur savoir-vivre.

S’approprier les JO

Cette approche se décline également dans la fabrique de la ville. Afin d’anticiper l’après Jeux Olympiques en Seine Saint-Denis et d’atténuer les phénomènes de gentrification, le programme TAC a été sollicité par la Caisse des Dépôts pour développer des solutions en faveur des habitants. « On s’inspire des méthodes de Patrick Bouchain avec qui j’ai déjà travaillé. Quand il fait une rénovation ce n’est pas une grande entreprise qui débarque pour rénover, ce sont les habitants qui rénovent. Il leur donne du boulot et il leur redonne un savoir. Il transforme le quartier en profondeur parce qu’il transforme les habitants en profondeur. »

En partenariat avec le rectorat de Créteil, des ateliers ont été mis en place dans certains établissements scolaires pour que les élèves, les parents et les professeurs s’emparent petit à petit du projet urbain. À travers le jeu vidéo Minecraft dans lequel la Plaine Commune est reproduite, ils peuvent émettre des avis et travailler à la reconversion du territoire. L’idée est de détourner le BIM (un logiciel de modélisation numérique pour professionnels de l’aménagement) afin de le démocratiser et de le rendre participatif. 

Avec l’aide d’un architecte dont la thèse portait sur l’utilisation d’argile crue dans l’architecture moderne, le TAC espère également valoriser les terres excavées à l’occasion des travaux pharaoniques en Seine Saint-Denis (Grand Paris Express et Jeux Olympiques). Encore trop souvent considérées comme des déchets, ces terres se révèlent d’excellents  matériaux de construction. Ainsi, l’utilisation croisée de technologies modernes et de matériaux biosourcés pourrait inscrire Plaine Commune dans une dynamique d’aménagement urbain innovante, à la fois locale, participative et durable.

 

Tous intermittents ?

« Moi j’appelle ça un territoire laboratoire lance Bernard Stiegler. L’ancien président de Plaine Commune Patrick Braouezec n’avait pas voulu de ce terme parce qu’il pouvait donner l’impression qu’on traite les habitants comme des rats de laboratoire. Mais ça veut dire pour moi que les habitants deviennent des chercheurs. Des chercheurs en maçonnerie, en urbanisme, en éducation des bébés… » Poussant cette logique « contributive » au maximum, le programme TAC espère expérimenter un revenu contributif : un outil permettant de concilier le manque d’emploi et la création de savoirs.

« Le revenu contributif c’est un investissement dans les gens » affirme Bernard Stiegler. L’idée est de créer une rémunération hors emploi pour valoriser la création et la transmission de savoirs. Inspiré du statut d’intermittent du spectacle, il permet des périodes de formation et d’apprentissage. Conditionné à la participation à l’économie contributive, le revenu contributif doit financer des activités certifiées. Et comme lorsqu’un intermittent n’a pas fait ses heures, ses droits peuvent être suspendus.

Pour Bernard Stiegler, ce dispositif requiert au préalable de définir des activités et des modèles économiques qui luttent contre l’entropie et qui sont donc à valoriser. Cette travail de définition est nécessairement local. « Ce n’est que localement que l’on peut lutter contre l’entropie. On ne peut pas avoir de dispositif universel de ce qu’est la valeur, c’est quelque chose qui doit être territorialisé. » Le philosophe prend l’exemple d’un morceau de cuivre sur le trottoir : à Saint-Denis où l’on trouve des ferrailleurs, il peut être ramassé et recyclé. À Neuilly il sera mis aux ordures.

Entreprise de récupération de métaux à Auberviliers - Auber Métaux

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Street food & street mécanos

Le Territoire Apprenant Contributif se décline dans d’autres domaines, tous issus des spécificités de la Seine Saint-Denis. Conscient de l’importance des pratiques informelles de cuisine de rue, il prévoit de consolider ces usages, notamment grâce à l’essor de l’agriculture urbaine. Comme un trait d’union entre les nouvelles fermes urbaines et les habitudes culinaires locales, il s’agirait de créer des filières d’approvisionnement et des cuisines dédiées. 

Alors que la ville de Paris prévoit l’interdiction des voitures thermiques d’ici 2030, Bernard Stiegler mise également sur un projet d’atelier de reconditionnement des voitures thermiques en voitures électriques. « On trouve beaucoup de gens qui sont des mécaniciens de rue très connus et de très bonne technicité. Ils travaillent surtout pour le recyclage de voitures ou de camions envoyés en Afrique, mais ils savent à peu près tout faire. Et on voudrait monter une académie de mécanique. Ça pose un certains nombre de problèmes, notamment parce qu’il faut des investissements importants mais c’est en discussion. »

 

« On travaille sur une génération »

Pensé pour durer dix ans, le programme veut monter en puissance progressivement. L’administration est frileuse, comme certains habitants. « Pour beaucoup, les habitants de la Seine Saint-Denis sont désabusés, parce qu’on leur a beaucoup tenu des discours sur la rénovation urbaine ou sur l’emploi et ils sont souvent très déçus quant à la concrétisation des promesses. »

« Notre logique est d’aller doucement. C’est un peu paradoxal vu l’état d’urgence social et environnemental. Mais en même temps, il faut se hâter de ne pas se presser comme on dit. On travaille sur une génération. Il faut installer de nouvelles logiques, ça ne se fait pas comme ça en un an ou deux. »

Usbek & Rica
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