Comment les formes urbaines influencent les interactions et les comportements des usagers ?

30 Jan 2024 | Lecture 5 min

C’est la question qu’analyse l’agence lyonnaise de psychologie & modes de vie Nunaat. Fondée par deux psychologues sociales, elle accompagne les acteurs de la fabrique urbaine pour comprendre les impacts que peut avoir un projet d’aménagement urbain sur son environnement humain.

→ Vous êtes toutes les deux psychologues sociales, mais agissez au sein de la fabrique urbaine, d’où vient cette passion pour les villes ? Pouvez-vous nous expliquer la genèse de votre projet, votre rencontre, et plus largement la discipline de la psychologie sociale en elle-même.

Maéva Bigot

“Nous nous sommes toutes les deux rencontrées en deuxième année de Master en Psychologie Sociale Appliquée à l’Université de Lyon. C’est un diplôme relativement général qui ouvre des portes sur un large éventail de disciplines, mais je me suis rapidement intéressée à l’urbanisme. En première année, j’ai effectué un stage sur le climat urbain et le sentiment d’insécurité en ville, j’y ai découvert une spécialité à la fois sensible et pluridisciplinaire qui aborde des questions de politiques publiques, de l’économie locale, mais aussi des relations et comportements intergroupes. Cette spécialité nous apprend beaucoup de choses sur l’environnement qui nous entoure et comment est-ce qu’on le ressent, et c’est sur cet angle que je veux agir en tant que psychologue sociale.”

Aura Hernández

“J’ai commencé mes études par une licence de psychologie en Colombie, mais la question des villes m’a toujours intéressée. Non pas par le côté urbain et technique de la discipline, mais plutôt par l’aspect anthropologique et historique de ces lieux de vie : la manière dont les villes sont habitées et organisées, comment est-ce qu’elles racontent leurs histoires. C’est à la fois révélateur d’où est-ce que nous en sommes aujourd’hui en termes d’évolution, et de ce que nous allons laisser comme héritage aux futures générations. Les décisions politiques qui ont été prises, la relation de la population à son territoire, la connaissance ou non des écosystèmes locaux, ce sont autant de sujets qui nous révèlent si la ville participe efficacement au développement de la population. En tant que psychologues sociales et environnementales, c’est ce que nous recherchons et ce pour quoi nous travaillons : le développement personnel et collectif. Nous cherchons donc à créer des milieux de vie propice au développement des personnes et des écosystèmes naturels. C’est ce qui nous différencie des sociologues : tandis qu’ils exposent les faits et posent une photo du décor social, nous avons une posture d’accompagnement et intervenons directement auprès des personnes pour soutenir leur développement.

Prendre soin des relations et des personnes de manière psychologique, c’est l’objectif qui guide chacune de nos interventions en tant que psychologues sociales. Lorsque nous organisons un atelier, nous faisons toujours attention au cadre de communication que nous mettons en place avec l’ensemble des parties prenantes, pour que toute personne se sente en sécurité émotionnelle et psychologique. De cette manière, nous prenons soin des relations sociales et de la santé psychologique de chacun. Notre rôle est alors de lire les mécanismes qui s’actionnent lorsqu’il y a des interactions sociales, comme les représentations sociales, pour ensuite les traduire en accompagnement.”

→ Vous affirmez qu’”aujourd’hui, nous devons réinventer nos manières de nous comporter entre nous et avec le vivant, pour préserver notre humanité et nos conditions de survie dans nos terres urbaines et rurales”. Comment Nunaat participe-t-elle à réinventer nos comportements ? Quelle est votre place dans les rouages de la fabrique urbaine ?

Maéva Bigot

Nunaat, c’est une entreprise dont la raison d’être est de renforcer les compétences sensibles et de transformation des acteurs de l’aménagement du territoire, dans l’idée que ces différents acteurs influencent nos modes de vie par la modification de notre environnement et de nos milieux de vie. Opérer auprès de ces acteurs, c’est donc l’occasion de changer nos habitudes, de recréer nos modes de vie, de choisir la manière dont on voudrait habiter la Terre.

Pour y parvenir, nous abordons toujours la question urbaine sous trois volets. D’abord, nous venons questionner les formes urbaines et architecturales : comment est-ce qu’elles créent des occasions et des opportunités, ou au contraire, des obstacles et des contraintes, dans la manière d’habiter notre territoire, de gérer nos déchets, de rencontrer des personnes… Plus largement, quel rôle et quelle influence jouent-elles sur nos modes de vie ?

Ensuite, nous nous intéressons plus en détail à tout ce qui est lié au processus de concertation, de participation citoyenne, de coopération entre les parties prenantes. Ces processus permettent de dépasser la simple coordination ou gestion de projet et offrent l’opportunité de dessiner collectivement notre environnement en fonction de nos besoins respectifs. Ce sont des processus d’apprentissage et de changement qui permettent de lier les personnes entre elles et de ramener de l’humanité dans les projets.

Enfin, notre troisième axe d’approche consiste à étudier les impacts liés aux modifications de notre environnement et des agissements de chacun. Que regarde-t-on pour savoir si les répercussions de nos actions sont positives ou non, ou encore si elles répondent à des besoins fondamentaux ou non ? Trouver les réponses à ces questions nous aide à nous orienter et nous indique si l’on agit dans le bon sens ou pas.”

Concertation Renouvellement Urbain Miramas, avec le groupement TEM Paysage. ©Nunaat

Concertation Renouvellement Urbain Miramas, avec le groupement TEM Paysage. ©Nunaat

Aura Hernández

“Ce qui nous intéresse dans les missions auprès des professionnels de la fabrique urbaine, c’est de les former sur la dimension sensible de l’urbanisme, pour leur permettre de regarder autrement les projets urbains, pas seulement du point de vue technique. Dans ces formations, nous abordons par exemple le lien entre la santé et l’aménagement urbain, ou encore nous présentons la participation citoyenne comme un levier émancipateur de changement de nos comportements plutôt qu’un simple moment démocratique.

Il est quelquefois difficile de nous catégoriser, nous sommes au carrefour de l’urbanisme favorable à la santé, de l’innovation publique, et de la politique de la ville. Nous participons à la transition écologique et à la transformation de nos modes de vie par la prise en compte des dimensions subjectives, psychosociales, environnementales et communautaires des villes.

De manière globale, nous aidons ces acteurs à changer leur point de vue dans le faire projet. De notre expérience, nous nous sommes rendu compte que ces acteurs sont trop concentrés sur le Comment plutôt que sur le Pourquoi et le Quoi. Pourtant, avant de savoir Comment agir, il est important de savoir ce qu’on manipule et dans quel but. En travaillant avec les différentes formes de psychologie, nous analysons le contexte et le cadre du projet pour déterminer plus précisément le système, la structure, et les symptômes qui se révèlent dans ce projet. La psychologie sociale nous aide à comprendre les mécanismes psychologiques qui s’activent dans l’interaction entre les individus et les groupes, la psychologie communautaire nous aide à élaborer des modes d’interventions, l’écologie sociale à déterminer à un niveau plus macro (quartier…) les effets en santé publique, et la psychologie environnementale nous permet de comprendre les liens entre l’environnement et les comportements humains. En décortiquant la situation de cette manière, on peut nommer ce qui nous arrive pour mieux conscientiser la situation et mieux la travailler.”

→ Votre vision plutôt comportementale de l’urbanisme est inspirante, pouvez-vous nous en dire plus sur comment notre environnement urbain influence notre comportement, et réciproquement ? Avez-vous un cas concret pour l’illustrer, une situation à laquelle vous avez été confrontées ?

Maéva Bigot

“Notre environnement nous envoie des signaux sur ce qu’il est possible de faire ou non? D’une certaine façon, il encadre nos possibilités d’action et structure notre expérience et notre perception des choses. Prenons l’eau comme exemple : à l’époque, nous devions nous déplacer et aller la chercher directement aux puits, mais aujourd’hui, grâce aux avancées techniques, nous avons simplement à ouvrir notre robinet. Cette innovation a révolutionné notre manière de vivre et structure d’une certaine manière notre environnement et nos représentations. Nous agençons l’espace en fonction de cet accès à l’eau et notre rapport à l’eau et notre comportement n’ont rien à voir selon les époques. C’est toujours un jeu entre l’environnement physique réel et l’environnement physique perçu.

Lors d’une collaboration passée avec un transporteur de voyageurs intra-urbain, nous avons observé à quel point la perception qu’ils avaient des voyageurs et de leurs besoins, mais aussi de son rôle en tant que transporteur, a influencé la façon dont ils aménageaient l’environnement, qu’il s’agisse des gares, de la signalétique et du parcours proposé aux voyageurs. Nos perceptions et représentations jouent donc un rôle crucial dans la manière d’interagir avec notre environnement. Dans le milieu urbain, il y a des mises en scène, une certaine scénographie urbaine qui nous invite à adopter tel ou tel comportement. En étudiant les comportements selon notre environnement, il est alors possible de déceler certaines marges de manœuvre dans notre manière d’aménager nos villes : lorsqu’il n’y a pas assez d’espace sur un trottoir pour que deux personnes ou deux groupes se rencontrent, qu’est-ce que ça vient dire de la place qu’on laisse à la rencontre ?”

→ “Nous épaulons l’ensemble des acteurs de l’aménagement du territoire, de l’acte de bâtir et d’habiter afin de développer les compétences sensibles et scientifiques nécessaires à l’émergence de transformations sociales” Comment agissez-vous concrètement auprès de ces acteurs ?

Maéva Bigot

“Aujourd’hui, nous travaillons autant avec des partenaires privés que publics, nous essayons d’agir auprès d’acteurs qui sont motivés et intéressés, mais aussi qui ont le pouvoir d’agir. Il s’agit de la maîtrise d’ouvrage, des collectivités, des urbanistes d’agence privées ou encore des paysagistes…. L’idée c’est de venir leur expliquer comment fonctionne l’être humain, comment fonctionne notre esprit et nos interactions, de sorte à développer le potentiel des personnes, des organisations et des lieux. Seulement, ça requiert un certain temps d’apprentissage, même si nos interventions tentent d’être le plus pratico-pratiques et de donner un panorama assez large de la discipline. Quelquefois, il est nécessaire d’agir sur du plus long terme et d’adapter notre formation sur un projet ou une thématique précise pour la rendre plus efficace. “

Aura Hernández

“Nos formations restent exclusivement axées sur la pratique, nous sommes convaincues que c’est l’action de mettre en pratique qui va leur permettre de comprendre certaines situations. Nous envoyons toujours le contenu théorique et méthodologique en amont de la formation, une infographie qui sert de grille de lecture, pour que le temps de notre rencontre soit uniquement réservé à des exercices de mise en situation. Ce qui nous intéresse, c’est que chaque professionnel ait une grille de lecture plus claire sur les impacts des décisions du projet au moment de penser un espace, un bâtiment, un quartier.

Au début de la séance, nous demandons au groupe ce qu’ils ont compris de cette infographie et de le noter sur papier pour ensuite débattre collectivement afin de répondre aux différents questionnements. De cette manière, l’ensemble du groupe garde toujours une position active, ce qui permet de co-construire la connaissance. Notre rôle consiste à les éclairer sur certains sujets techniques, mais surtout à animer la séance de sorte à ce que le groupe soit le principal intervenant. Nous utilisons divers exercices et outils, toujours en fonction de la problématique et du contexte pour lesquels nous avons été appelées : prototypage de sessions de concertation, jeux de rôles avec des mises en situation, lettres du futur… Ce dernier format, hyper court, est intéressant, il consiste à s’écrire une lettre à la place de son ancêtre et de sa descendance puis de leur répondre. C’est un exercice qui permet de prendre du recul par rapport au présent et de réussir à se projeter dans le passé et le futur grâce au lien émotionnel, on appelle ce phénomène psychologique, la distance psychologique temporelle.

Chaque groupe avec lequel nous travaillons est différent, chaque personne à sa propre façon de réceptionner l’information, de réfléchir et de mémoriser, alors il est important d’adapter nos séances pour que l’apprentissage se passe au mieux : séance dense ou répartie sur plusieurs jours, exercices itératifs…”

→ Votre domaine d’intervention est donc vaste et couvre plusieurs secteurs : privés, publics, architectes, urbanistes, agents publics… Ressentez-vous des limites pour mettre en pratique votre discipline ? Ou au contraire, sentez-vous un certain engouement auprès des acteurs de l’aménagement d’aujourd’hui à intégrer cette dimension sensible, sociale et psychologique de l’urbanisme ?

Aura Hernández

“Lorsque l’on vient vers nous pour une formation, c’est que le besoin s’est fait ressentir à un moment donné, donc au-delà de la simple curiosité, il y a aussi l’émergence de la discipline qui commence à se faire. La grande question qui nous revient le plus souvent, c’est “Comment faire pour que les personnes adoptent les « bons » comportements ?”. Il y a une certaine frustration de la part des acteurs de la fabrique urbaine d’avoir tenté plusieurs choses, d’avoir mis en place plusieurs dispositifs pour que finalement ce ne soit pas réellement efficace parce que la population n’est pas assez réceptive, comme ça peut être le cas pour le tri sélectif ou la consommation énergétique.

Le domaine de l’urbanisme est large donc nous sommes amenées à travailler sur plusieurs thématiques : la gestion des eaux de pluie, le compostage, les espaces verts, le tri des déchets… Ces différents sujets nous permettent de mettre en relation les comportements avec la transformation des modes de vie qu’implique le changement climatique. Aujourd’hui la question environnementale est la grande préoccupation de l’urbanisme, seulement, savoir comment aménager l’espace de sorte à réduire notre impact environnemental ne suffit pas, il faut aussi s’interroger sur comment inciter les personnes à agir pour l’amélioration de leur cadre de vie et de leur santé.

Il existe diverses façons d’agir, plusieurs types de comportement d’adaptation, dont les acteurs de l’aménagement n’ont pas toujours connaissance. Certains sont de l’ordre de l’atténuation et d’autres de la régénération. Par exemple, une personne qui décide d’arrêter de prendre l’avion adopte un comportement d’atténuation, ce qui est différent d’un comportement de régénération qui vise plutôt à recréer les milieux de vie des personnes et de tout être vivant, comme favoriser la biodiversité. Les deux comportements sont différents et n’auront pas le même impact, mais ils agissent dans le même sens. Il ne faut pas l’oublier, éviter c’est aussi agir.”

Maéva Bigot

“Dans certains projets, il nous est arrivé de rencontrer quelques difficultés à agir concrètement et de manière optimale parce que le cadre de notre intervention était déjà posé sur un lieu très précis, avec un processus de coopération amont déjà en œuvre et parfois très limité dans le temps. Nous devons respecter et nous adapter aux modes de fonctionnement et à l’état d’esprit de nos clients. L’important d’installer une relation de confiance avec le partenaire pour pouvoir en discuter librement et de manière naturelle, afin de lui faire prendre conscience de ses propres schémas mentaux et ses représentations, notamment en lien avec ce qui fait une « bonne » participation citoyenne ou non. Si nous pouvons discuter de manière honnête en prenant soin de la relation, alors nous pouvons co-construire et avancer ensemble, ce qui favorise le changement.

Aujourd’hui, on remarque une volonté de plus en plus grande de prendre en compte la dimension subjective dans les projets urbains. Nous travaillons de plus en plus dans la réalisation d’évaluations d’impacts de santé dans le but d’y insérer la dimension d’habiter. Aujourd’hui ces évaluations restent principalement focalisées sur l’aspect santé publique, risque épidémique, et mettent de côté l’aspect subjectif et psychologique, alors que c’est une dimension déterminante dans la pérennité de toute action. Concrètement, l’idée maintenant est de réussir à anticiper les impacts du projet dans la vie de la communauté locale en analysant le territoire dans sa dimension subjective, en tenant compte des rapports à l’autre, à l’environnement et aux écosystèmes naturels.”

LDV Studio Urbain
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