Située entre terre et eau, la Brière est un territoire singulier, dessiné par des paysages mouvants, des identités fortes et une gouvernance fluctuante. Aujourd’hui reconnu comme Parc Naturel Régional (PNR), il a été labellisé « Réserve de biosphère » par l’UNESCO en septembre 2025 pour la richesse et la diversité de ses territoires humides. Afin d’assurer sa protection et son développement, un garde-fou existe : la Charte du PNR gérée par un syndicat mixte. Or, sauvegarder un territoire, c’est aussi prendre soin des imaginaires collectifs liés à un territoire. C’est pour cette raison qu’une designer a imaginé Disheol…

Concept Disheol © City Design Lab

La Charte du Parc Naturel Régional au microscope

Aujourd’hui, ce document est structuré en deux grandes parties : l’une consacrée à l’humain, la préservation du patrimoine, ses dynamiques sociales et l’urbanisme. L’autre volet est consacré à la biodiversité, enjeu majeur pour ce vaste territoire de marais, d’eau douce et de prairies humides. Dans le cadre de son projet de fin d’études, la designer Juliette Château s’est attardée sur cette seconde partie de la charte. Elle en a tiré un fil directeur : comment penser l’avenir de la biodiversité briéronne au-delà des approches scientifiques traditionnelles ?

Cette analyse a émergé après avoir observé que depuis des années, le syndicat mixte du PNR de Brière s’appuyait presque exclusivement sur des profils spécialisés – écologues, ingénieurs en paysage, naturalistes – pour analyser l’évolution de la faune et de la flore. Ces expertises indispensables et rigoureuses constituent un socle de connaissances objectives pour comprendre les transformations du vivant. Cependant, face aux polycrises climatiques, ces approches montrent leurs limites.

Concept Disheol © City Design Lab

Les sciences du vivant tendent à analyser, décrire et modéliser l’existant. Elles peuvent alerter sur les tendances lourdes, identifier les espèces menacées, mesurer les impacts de l’activité humaine. Mais lorsqu’il s’agit de se projeter sur plusieurs décennies, à l’échelle d’un écosystème complexe, dynamique, et profondément interconnecté, l’exercice devient plus fragile. Les modèles scientifiques peinent à anticiper les interactions multiples qui se joueront entre les phénomènes climatiques, les dynamiques sociales et les transformations du paysage.

Insuffler de l’imaginaire dans la réflexion stratégique

Selon la designer, la biodiversité n’est pas seulement un ensemble d’espèces et d’habitats. Elle s’incarne aussi dans un territoire perçu et habité par les Briérons. Car ceux-ci développent depuis des générations, des savoirs, des pratiques et des récits qui façonnent leur rapport au territoire. Ces savoirs sensibles, souvent qualifiés de « profanes », sont pourtant essentiels pour comprendre ce qui fait sens localement. Ils sont le socle d’une matière juste et collective qui pourra façonner le Parc de demain.

“J’ai souhaité explorer une autre manière d’envisager la prospective territoriale : en intégrant les imaginaires des habitants dans les processus de réflexion du PNR. L’objectif n’est pas de remplacer les données scientifiques, mais de les compléter, de les enrichir et surtout de les recontextualiser dans un tissu social vivant.”

Portrait de Juliette Château, designer

Pour cela, la créatrice a conçu Disheol, un outil méthodologique dont le nom signifie « à contre-jour » en breton. Ce choix symbolise l’idée d’un éclairage différent, d’un changement de perspective qui révèle d’autres reliefs et d’autres possibles. Disheol se présente comme une démarche en plusieurs étapes permettant d’intégrer les méthodologies du design – en particulier celles du design fiction – dans la réflexion stratégique du Parc.

Concept Disheol © City Design Lab

La trame du design fiction

Le design fiction, à la frontière entre récit, scénarisation et prospective, propose de projeter le territoire dans des futurs possibles, plausibles ou parfois même volontairement déstabilisants. Ces fictions permettent d’ouvrir des discussions, de décaler le regard et d’interroger les imaginaires collectifs : et si la Brière devenait un territoire refuge pour certaines espèces disparues ailleurs ? Et si la montée des eaux transformait certains villages en archipels ? Et si de nouvelles formes d’habitat ou de mobilité émergeaient en réponse aux changements du vivant ?

Loin d’être anecdotiques, ces projections sont essentielles : elles révèlent les perceptions multiples du territoire, elles mettent en lumière les craintes, espoirs et combats des habitants. Elles révèlent également les représentations sociales qui orientent, consciemment ou non, les décisions individuelles et collectives à l’œuvre.

Concept Disheol © City Design Lab

Avec des ateliers citoyens pour co-imaginer la biodiversité de demain

L’idée ? Organiser des ateliers collectifs basés sur des scénarios construits à partir d’études scientifiques existantes : évolution des espèces, risques climatiques et transformations paysagères, par exemple. Ces scénarios servent de matière première à un travail d’imagination collective.

Pendant les ateliers, les habitants sont invités à réagir, à se projeter, à débattre, mais aussi à inventer : inventer des usages, des modes de vie, des formes d’organisation collective. Le but n’est pas de prédire l’avenir, mais de déployer un éventail de futurs possibles pour enrichir la réflexion stratégique en cours.

Concept Disheol © City Design Lab

Ces ateliers jouent plusieurs rôles :

• Révéler les ressources locales : savoir-faire, mémoires, pratiques vernaculaires, relations au paysage.
• Identifier les tensions : entre besoins humains et dynamiques du vivant, entre préservation et développement, entre peurs et désirs.
• Faire émerger des pistes d’adaptation : solutions innovantes, idées collectives, approches alternatives.
• Créer un espace de dialogue entre experts, élus et habitants, souvent cloisonnés dans des démarches parallèles.

Avec une intégration des expériences sensibles de territoire

L’intégration des imaginaires et des récits locaux au cœur du projet écologique du territoire donne une véritable place aux habitants locaux. Leurs visions du futur reflètent des usages quotidiens, des attachements sensibles et des expériences vécues qui ne peuvent être détectés par des relevés ou des statistiques scientifiques.

Néanmoins, en croisant ces imaginaires avec les données scientifiques existantes, la réflexion stratégique s’étoffe. Elle devient plus riche, plus ancrée, et plus adaptée aux spécificités du territoire. Ainsi on amorce un nouveau type de démarche :  un rapport au vivant moins vertical, moins extractif et plus “symbiotique”. Les habitants ne sont plus seulement récepteurs de politiques publiques, ils agissent pour leur futur et celui de leurs enfants.

Disheol montre ainsi que même si ces imaginaires sont issus de formes de fiction, ils offrent une source précieuse de réflexion pour penser l’avenir du territoire. La fiction, ici, n’est pas l’opposé du réel : elle en est une exploration parallèle, un outil pour révéler des possibilités que l’on n’ose parfois pas formuler.

Concept Disheol © City Design Lab

Vers une biodiversité co-imaginée

Au-delà de la Brière, ce projet pose une question essentielle : comment concevoir des politiques publiques capables de prendre en compte la complexité des relations entre humanisme et science ? En montrant la complémentarité entre savoirs scientifiques et savoirs sensibles, Disheol ouvre une voie pour une gouvernance plus inclusive et plus adaptative.

Dans un monde en transition, imaginer collectivement le futur n’est plus un luxe : c’est une nécessité. En donnant une place aux récits et aux visions habitantes, le PNR de Brière pourrait devenir un territoire pionnier où la biodiversité n’est plus seulement inventoriée, mais co-imaginée, co-habitée et co-construite.