Tracé commun, le nouveau podcast pour parler de la ville
Tracé commun est un podcast qui explore l’architecture comme un levier d’action collective et de transformation sociale. Produit par Sophie Le Mad, les épisodes partent à la rencontre d’acteurs qui expérimentent d’autres manières de faire la ville et l’architecture, à travers des projets ancrés sur le terrain. De l’échelle locale aux stratégies urbaines, ils inventent des pratiques alternatives pour un aménagement plus juste et inclusif.
Avec une approche sensible et engagée, Tracé commun met en lumière des démarches créatives et humaines pour transformer le territoire avec et pour ses habitants.
Rencontre avec la créatrice du podcast.
Vous êtes étudiante en master 2 à l’École Nationale d’Architecture de Marseille, après avoir effectué une licence à Bordeaux. Y-a-t’il un lien entre votre formation et votre volonté de favoriser le podcast comme médium pour étudier la fabrique urbaine ?
Le podcast est né d’une double envie : documenter autrement ce qui se passe sur le terrain, et donner la parole à celles et ceux qu’on n’écoute pas assez.
Pendant ma licence, j’avais déjà animé une émission à la Maison de l’architecture de Bordeaux. J’y ai compris que l’audio pouvait devenir un vrai outil de recherche et de partage. En arrivant à Marseille, où nous travaillons sur les quartiers Nord, cette démarche a pris tout son sens.
Avec mes camarades, nous passons beaucoup de temps sur le site, en contact direct avec les habitants, les associations, la métropole. Enregistrer des récits, c’est une manière d’équilibrer les rapports de pouvoir entre les bailleurs, les institutions et les habitants. Le podcast est un support simple, accessible, qui permet d’écouter autrement et de rendre visible des voix peu entendues.
J’ai toujours été attirée par les architectures issues de l’usage et du récit, qui partent du terrain. Pour moi, le processus de conception compte autant que le projet final. Tracé commun est une façon de prolonger cette idée : penser la ville à partir de la parole, des vécus et des liens.
Dans les épisodes produits à ce jour, vous avez abordé diverses thématiques, dont le low-tech et le réemploi, les inégalités et représentations de genres dans l’espace, les engagements politiques et le “faire” dans l’architecture, la co-construction et la participation citoyenne. Quels liens tissez-vous entre tous ces témoignages et toutes ces pratiques urbaines ? Comment identifiez-vous ces personnes inspirantes et ces sujets précis ?
Au départ, Tracé commun est un espace d’exploration personnelle. Chaque épisode répond à mes propres curiosités et à mes questionnements sur la manière dont on fait la ville. Le fil rouge, c’est sans doute celui du “prendre soin” : soin du vivant, des usages, des relations, des lieux.
Je m’intéresse à celles et ceux qui expérimentent, souvent à la marge : des collectifs, des chercheurs, des associations. Je repère beaucoup de personnes via mes cours, mes lectures, ou sur des plateformes comme Topophile, qui mettent en dialogue la recherche et la pratique. C’est un travail de recherche en soi : aller vers ceux qui font différemment, qui questionnent nos habitudes et réinventent des manières de construire ensemble.
Certaines rencontres m’ont profondément marquée. Par exemple, Nicole Concordet, à Bordeaux, a mené un projet de réhabilitation d’un quartier promis à la démolition, en associant les habitants au processus. Elle a créé un lieu de discussion, formé les habitants avec des compagnons du devoir, organisé des événements culturels pendant le chantier… Ce projet a transformé la manière de faire ville, en la rendant collective et vivante.
Ces pratiques sont exigeantes et demandent une vraie confiance entre les acteurs. Beaucoup d’architectes me disent à quel point il est difficile d’obtenir des commandes publiques ouvertes à l’expérimentation. Mais c’est dans ces espaces que naissent les projets les plus justes.

Les enfants racontent la ville. ©Sophie Le Mad
En parallèle de tout ce contenu, tant dans votre expérience personnelle qu’avec votre formation en architecture, quel état des lieux dressez-vous sur la manière dont les projets urbains sont conçus et décidés actuellement ? Quelles perspectives d’avenir ?
Je crois que l’un des grands enjeux, c’est la temporalité. Dans beaucoup de projets urbains en France, on reste dans une vision linéaire et productiviste du temps : on détruit le présent pour justifier un futur supposé meilleur.
Lors d’entretiens menés au Brésil, j’ai découvert d’autres manières de penser, notamment à travers les pensées indigènes qui envisagent le temps de manière circulaire, comme un cycle d’apprentissage et de régénération. Cette philosophie m’a profondément marquée : elle invite à valoriser ce qui existe déjà plutôt qu’à repartir de zéro.
Autre faiblesse, récurrente : la concertation. Elle est souvent tardive, quand tout est déjà décidé. Elle touche toujours les mêmes profils, souvent des femmes, des retraités, des associations. Il faut repenser la manière d’informer et d’inviter, pour permettre une réelle participation. Donner une information claire, c’est déjà partager le pouvoir.
Mais il existe aussi des forces : une nouvelle génération d’architectes, d’urbanistes, de paysagistes, d’associations qui expérimentent d’autres pratiques, plus horizontales. Ces acteurs réinventent la fabrique urbaine en partant du terrain, de la parole et du soin. Ils montrent que l’urbanisme peut être un outil d’émancipation, pas seulement de planification.
Selon vous, quel rôle portent l’architecture et celles et ceux qui la pratiquent ? Ont-ils et elles une responsabilité quant aux différentes crises que nous traversons ?
L’architecture matérialise le pouvoir : elle consomme des ressources, structure les usages, façonne le quotidien. Mais elle peut aussi devenir un outil d’émancipation et de soin, si elle accepte de partager ce pouvoir.
Des penseuses comme Chris Younès ou des architectes comme Nicole Concordet m’ont beaucoup inspirée. Elles rappellent qu’habiter, ce n’est pas simplement construire, mais “se mettre au monde”. Concevoir, c’est reconnaître les vulnérabilités, les interdépendances, et construire avec cette conscience-là.
Je m’intéresse aussi aux approches féministes et écoféministes, qui replacent le vivant humain et non humain, au centre du projet. Construire, c’est un acte politique : cela peut inclure ou exclure.
Enfin, je retiens une phrase de Sébastien Thiery, du collectif PEROU : “Construire n’est pas toujours nécessaire.” Parfois, l’architecture devrait simplement ménager des relations, créer des espaces de diplomatie plutôt que de produire des formes. L’architecte a cette capacité rare : relier, imaginer, rendre visible. Il ou elle peut traduire des récits en possibles, dessiner à partir de ce qui existe déjà. C’est un pouvoir immense, à condition de l’exercer avec humilité.