« L’Afrique peut inventer de nouveaux modèles urbains » (2/2)

28 Nov 2014

Interview de Jérôme Chenal, professeur d’urbanisme à Lausanne et spécialiste de l’Afrique, sur le développement et le futur des villes africaines.

Embouteillages dans le centre-ville de Dakar, au Sénégal Copyright : Maersk Line / Wikimedia

Embouteillages dans le centre-ville de Dakar, au Sénégal
Copyright : Maersk Line / Wikimedia

Quand on pense à une ville comme Lagos, on a l’image d’une urbanisation chaotique, anarchique. Est-ce justifié ?

Quand on voit des images de Lagos, on en vient forcément à se dire : « Et pourtant elle tourne… ». Ces villes sont effectivement très chaotiques d’un point de vue occidental. Cela dit, il ne faut pas oublier qu’il y a des humains derrière. C’est tout simplement un autre type de gestion de l’espace, d’efficience. Pour nous, les embouteillages à Lagos sont une aberration financière, un vrai gâchis de temps et d’argent. Mais là-bas, pour les habitants, c’est simplement une parenthèse pour aller quelque part et gagner le peu de monnaie qui leur permettra de joindre les deux bouts… Là-bas, les notions de temps et d’argent ne recouvrent pas les mêmes choses. On observe aussi que c’est un chaos organisé. Par exemple, dans les métiers du transport, on s’organise, on crée des groupements, des structures des syndicats… C’est une forme de régulation qui n’est pas publique, mais la régulation existe tout de même…

En quoi la notion d’espace public est-elle différente en Afrique et en Europe ?

En Afrique, les gens vivent « de » la rue et « dans » la rue. L’espace public, c’est une ressource, l’endroit où on peut vendre et acheter. Il n’y a que les élites qui voient la rue comme un lieu de passage. D’ailleurs, c’est marrant d’observer à quel point l’Europe s’inspire de ce qui se passe dans les villes africaines pour réinventer la convivialité. Avec la crise économique, de vieux métiers ressurgissent : à New York, par exemple, on voit de nouveau des cireurs de chaussures dans la rue ! On peut parler de « tiersmondisation » de l’espace public et c’est une tendance qui sera durable à mon avis. Les décideurs qui voyagent piquent des idées à droite à gauche, ils voient ce qui se passe à Lomé ou Kuala Lumpur et se disent que ça peut s’exporter, même si on n’avoue jamais publiquement l’origine de ces bonnes idées pour des raisons politiques. Cette tendance est aussi puissante grâce aux étrangers qui vivent en Europe. Qu’ils soient immigrés ou réfugiés, ils apportent avec eux un nouveau rapport à l’espace public, ils le vivent différemment. Par exemple, quand ils sortent le soir, ils ne vont pas chez des amis ou au restaurant mais dans la rue. Bon, il y a certaines personnes que ça effraie… Moi, j’aurai plutôt tendance à m’en réjouir.

L’héritage colonial est-il toujours aussi sensible sur les plans architectural et urbanistique ?

Sur le plan architectural, cela fait déjà un certain temps que les villes africaines cherchent à effacer toutes les preuves de la présence coloniale. D’ailleurs, cela se fait parfois de façon radicale, sans vraiment tenir compte du patrimoine colonial qui est souvent beau et précieux… En matière d’urbanisme, par contre, les villes sont toujours aménagées par des individus qui étudient en France ou aux États-Unis et qui reproduisent les modèles et les règles qu’ils ont appris là-bas. En Afrique comme ailleurs, on retrouve donc les mêmes bâtiments avec vitres teintées et climatiseurs… C’est comme partout ailleurs : on voit ce qui se fait à Dubaï ou en Chine et on le reproduit… Bon, après tout, pourquoi les Africains n’auraient-ils pas le droit de faire des villes aussi moches que les nôtres ? Plus sérieusement, cette uniformisation est un peu regrettable parce qu’il existe en Afrique une architecture vernaculaire remarquable. À bien des égards, l’architecture bioclimatique devant laquelle on s’extasie aujourd’hui doit beaucoup à certaines traditions africaines. En fait, l’Afrique a surtout besoin que ses élites soient exemplaires, qu’elles mettent en place de nouveaux modèles de référence. Il faudrait vraiment que quelques chefs d’État décident de construire leur palais présidentiel en terre ou en banco et se mettent à rouler à vélo plutôt que dans des Mercedes à vitres teintées…

Vous avez écrit que la planification à l’échelle urbaine ne pouvait pas vraiment marcher en Afrique. Pourquoi ?

La planification est possible à condition de se fixer des objectifs raisonnables. Jusqu’à maintenant, on s’est surtout concentré sur des représentations artificielles des villes plutôt que sur les villes elles-mêmes. Je dis souvent que les urbanistes ont inventé « l’homme moyen », un individu imaginaire ayant une voiture, un travail, une famille, etc. Et au lieu de partir de la réalité de terrain de chaque ville, on s’acharne à planifier la ville pour cet homme qui n’existe pas… Pour que la planification ait un sens, il faudrait déjà, dans un premier temps, comprendre les pratiques sociales des citadins. Après, la planification est plus difficile qu’ailleurs parce que dans les villes africaines, les situations d’urgence et de crise sont plus sensibles et parfois plus soudaines.

Justement, comment les villes africaines s’adaptent-elles au changement climatique ?

Je dirai qu’hélas, elles ne s’y adaptent pas vraiment alors qu’il s’agit là d’un vrai défi, surtout pour les villes côtières. Les autorités ont des bonnes intentions mais dans les faits, rien ou presque ne se passe. Par exemple, aucune ville n’adapte son système d’évacuation des eaux parce que les précipitations sont plus fréquentes. Je ne vois pas d’exemple de ville africaine vertueuse dans ce domaine. Là-bas, on aspire plutôt à consommer autant d’énergie qu’en Europe… Cela dit, on pointe souvent du doigt les problèmes de pollution et les mauvaises habitudes de la population dans ces pays-là mais il ne faut pas oublier que ces individus sont souvent dans un état de précarité avancé. Le type qui fait construire une piscine a un impact écologique bien plus fort que celui qui consomme à peine 20 litres d’eau par jour, donc ça ne sert à rien de leur faire porter le chapeau quand on parle de réchauffement climatique.

C’est un constat plutôt inquiétant. Seriez-vous afro-pessimiste ?

Quand on travaille sur l’Afrique, on vous catégorise toujours comme « afro-optimiste » ou « afro-pessimiste ». En fait, je me définirais plutôt comme un afro-pragmatique. Cela dit, à terme, je suis plutôt optimiste car en Afrique, les marges de manœuvre sont énormes. Tout est à disposition pour inventer de nouveaux modèles urbains qui pourraient inspirer le reste du monde. Vous savez, même dans une grande ville comme Dakar, il y a seulement 23 véhicules en circulation pour 1000 habitants, contre 500 pour 1000 en Suisse… Faire du centre-ville de Dakar une immense zone piétonne, par exemple ça serait très audacieux. L’Afrique a besoin de dirigeants pragmatiques qui soient des précurseurs, qui permettent aux villes du continent de se développer à leur manière au lieu de singer les modèles dépassés déjà en vigueur ailleurs. Et pour cela, il faut que les projets vertueux se révèlent viables à la fois économiquement et politiquement.

Jérôme Chenal a notamment publié La ville ouest-africaine. Modèles de planification de l’espace urbain (Métis Presses, 2013). Le 27 octobre 2014, il lancera la deuxième session de son MOOC (cours en ligne gratuit) intitulé : « Villes africaines : introduction à la planification urbaine ». Pour en savoir plus : https://www.coursera.org/course/villesafricaines

Lire la 1ère partie de l’article : « L’Afrique peut inventer de nouveaux modèles urbains » (1/2)

Usbek & Rica
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