Cybersyn, l’ancêtre chilien de la Smart City

18 Mar 2015

Au début des années 1970, l’éphémère président chilien Salvador Allende s’est appuyé pour gouverner sur un système informatique censé prévenir les grèves et optimiser le rendement des entreprises. Un système parfois présenté comme l’ancêtre de la Smart City.

Cybersyn Ouverture ; Copyright : Gui Bonsiepe

Trottoirs connectés, lampadaires intelligents, containers truffés de capteurs… Ces derniers mois, les villes expérimentent toutes sortes de dispositifs technologiques afin d’optimiser leur offre de services urbains. À tel point qu’aujourd’hui, toutes les grandes métropoles ou presque ambitionnent d’accéder au statut prestigieux de smart cities. Très à la mode, ce concept de ville intelligente n’est pourtant pas nouveau.

Collaboration anglo-chilienne

Même si les techniques de l’époque étaient pour le moins rudimentaires, la ville de Los Angeles s’appuyait déjà dans les années 1960 sur l’informatique pour tenter de rationaliser sa politique urbaine. Mais c’est plus au sud que les historiens situent la première expérience de gouvernance technologiquement assistée digne de ce nom. Au Chili plus exactement, en 1971. Quelques mois plus tôt, le socialiste Salvador Allende a accédé à la présidence du pays, au grand dam de l’administration Nixon. Allende fait alors une rencontre décisive en la personne de Stafford Beer. Ce scientifique britannique se révèle être un adepte de la cybernétique, une science de l’information qui étudie les différents modes de communication pouvant exister entre les systèmes naturels (les humains par exemple) et des systèmes artificiels comme les ordinateurs. La cybernétique a été définie dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale par le scientifique américain Norbert Wiener. Pour ses partisans, la puissance des machines doit permettre, à terme, de garantir la prise de décisions politiques rationnelles dont les humains ne sont pas forcément capables. Dans un article intitulé « The Liberty Machine », Stafford Beer vante ainsi les mérites de la machine pour supplanter la bureaucratie et répondre avec une précision chirurgicale aux besoins de la population.

Séduit par ce discours, Allende voit dans la cybernétique l’outil idéal pour l’aider à mener à bien sa politique de nationalisation massive des entreprises, mesure centrale de son programme politique. C’est ainsi que Beer devient le grand architecte du projet Cybersyn (contraction des mots « cybernétique » et « synergie ») et que le Chili se transforme – pour quelques mois seulement – en laboratoire grandeur nature des théories cybenétiques.

Télex et cocktails

téléscripteur « Teletype Model 32 » ; Copyright : Jamie / Flickr

Un téléscripteur « Teletype Model 32 ». ; Copyright : Jamie / Flickr

S’entourant d’une douzaine d’informaticiens renommés, Beer s’appuie sur le logiciel Cyberstride pour mesurer en temps réel la santé des secteurs clés de l’économie planifiée que tente de mettre en place le président Allende (transport, banque, extraction minière, etc.). Concrètement, il place 400 téléscripteurs dans les entreprises les plus stratégiques du pays. Permettant de mesurer précisément la quantité de matériel entrant dans chaque entreprise, leur niveau de production, ou encore le taux d’absentéisme des employés, ces « télex » sont reliés à un ordinateur central installé dans la capitale, qui digère toutes ces données pour en tirer la substantifique moelle, c’est-à-dire suggérer des améliorations à la carte dans la gestion des ressources et simuler certaines mesures pour en mesurer les effets possibles. Pour piloter ces outils, Beer aménage une salle de contrôle au design futuriste, seul espace physique tangible de ce projet de gouvernance technologiquement assistée. Même si elle n’a jamais été opérationnelle, l’Opsroom s’est imposée dans l’imaginaire collectif comme l’incarnation spatiale du fantasme d’un contrôle politique par les machines, avec ses écrans aux murs, ses fauteuils rotatifs avec boutons incrustés dans les accoudoirs et son bar à cocktails. Stafford Beer envisage même de mesurer le bonheur de la population chilienne en installant au domicile de certaines familles choisies aléatoirement un boîtier, qu’il suffirait de tourner si l’on était satisfait de l’action du gouvernement…

Sculpture Allende ; Copyright : David Berkowitz / marketsstudio / Wikimedia

Sculpture de l’ancien président Salvador Allende à Santiago du Chili.
Copyright : David Berkowitz / marketsstudio / Wikimedia

La seule fois où le système Cybersyn s’est avéré vraiment utile au gouvernement d’Allende, c’est en octobre 1972, quand 50 000 camionneurs bloquèrent les rues de la capitale chilienne lors d’une grève mémorable. Cybersyn a permis de « contourner » la grève en coordonnant le trajet des quelques 200 camions restés fidèles au gouvernement et chargés de la livraison de nourriture, d’essence et d’autres biens de première nécessité dans tout le pays. Un coup d’éclat qui ne suffit pas à masquer l’échec de ce système : trois ans à peine après son accession au pouvoir, Salvador Allende est chassé de la présidence du Chili par le coup d’État du général Augusto Pinochet, qui enterre aussitôt le projet Cybersyn et fait détruire la très symbolique salle de contrôle.

Cybersyn fait des petits

Projet éphémère (1971-1973), Cybersyn a surtout marqué les esprits par son audace technologique. Pourtant, même si elle a pris un sacré coup de vieux, il apparaît évident que cette techno-utopie continue de faire des émules. Deux exemples récents sont particulièrement révélateurs de cette influence. Le premier, c’est celui de Lisbonne, qui a initié en 2010 un programme d’ouverture et d’exploitation de ses données urbaines. Dans le cadre de ce programme, la capitale portugaise a aménagé Monsanto.360, un espace de 7000 m2 qui sert de centre de pilotage pour l’ensemble des activités de cybersécurité et d’ouverture des données mises en œuvre par la ville. Une forme de centralisation physique des activités numériques que l’on retrouve aussi à Rio de Janeiro. Quelques mois avant d’accueillir la Coupe du Monde 2014, la cité brésilienne s’est elle aussi dotée d’un centre de pilotage permettant d’anticiper les inondations et les émeutes grâce à une infrastructure informatique mise au point par IBM.

Même si nous sommes entrés de plein pied dans l’âge numérique, même si l’arsenal technologique dont disposent aujourd’hui les décideurs s’avère bien plus puissant qu’au temps de Salvador Allende, les exemples de Lisbonne et de Rio sont la preuve qu’il est parfois difficile de transcender les représentations futuristes les mieux ancrées dans notre imaginaire culturel collectif.

Pour aller plus loin :

  • Platform for Change – Stafford Beer (John Wiley & sons, 1994)
  • Cybernetics Revolutionaries – Eden Medina (MIT Press, 2011)
  • Smart Cities, théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur – Antoine Picon (B2, 2013)
Usbek & Rica
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